23. Une ville qui bouge

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Le ciel était encore gris sombre lorsque Warren vint réveiller Hélène.

« Bonjour. Il faut que tu te lèves, nous partons. » lui déclara-t-il avec un large sourire, de but en blanc.

Il était déjà habillé de pied en cap, un manteau sur les épaules, le capuchon rabattu sur les oreilles.

« Quoi ? Encore... maugréa Hélène d'une voix ensommeillée, se frottant les yeux de ses poings serrés.

— C'est ainsi que survit Kursha Tren. Nous ne restons jamais longtemps sur le même site. »

Hélène s'assit sur son lit et étouffa un bâillement.

« Où allons-nous ?

— Ah, ça c'est un secret que seuls les Conseillers partagent. Nous verrons bien.

— Seulement les Conseillers... Et comment y allons-nous, alors ?

— Tu verras. Dépêche-toi, maintenant, sinon ils vont démonter la tente avant que tu ne sois sortie. »

Hélène s'habilla rapidement, passant une tunique par dessus sa chemise de nuit et fourrageant sous le lit pour retrouver ses bottes. Débraillée, elle déboucha à l'air libre pour découvrir la ville en plein chambardement. La plupart des tentes étaient déjà à terre et une foule dense allait et venait vers le corral où les chevaux attendaient sagement, sellés ou attelés. La jeune femme se glissa parmi les Trenans et rejoignit les stalles de fortune, où elle trouva à se rendre utile. Elle souleva d'innombrables sabots, serra autant de sangles, aida à rassembler les chevaux qui étaient trop jeunes pour être montés et finit par s'asseoir par terre pendant que des hommes un peu plus costauds qu'elle démontaient les barrières. Broutant à ses côtés, le Ténébreux était absolument imperméable à l'excitation ambiante. Hélène contempla la ville qui s'écroulait, s'empaquetait, s'embarquait, et bientôt, il n'en resta rien debout, sinon les hommes et leurs bêtes. Elle fut frappée par le caractère anonyme de toutes ces personnes rassemblées, leurs visages passe-partout, leurs vêtements coupés dans la toile brute des paysans. Déjà, des chariots s'ébranlaient, en petits groupes, à intervalles irréguliers, dans des directions diverses. Les cavaliers restaient en arrière, se regroupant peu à peu, et Hélène finit par se résoudre à monter en selle pour les rejoindre. Warren avait disparu et elle se sentit esseulée parmi tant d'inconnus. Iphigénie de Shallow montait un imposant étalon gris qu'elle baladait entre les Trenans, la mine grave, dispensant apparemment ses derniers conseils. Nonchalant sur un grand animal blanc, Jack Woodward avait lâché ses étriers et semblait attendre le départ en bâillant aux corneilles. Quand le dernier chargement se fut éloigné, il ne restait qu'une petite cinquantaine de cavaliers. Hélène ne savait pas trop où aller.

« Tu espères tenir en selle sans avoir déjeuné ? » fit alors la voix impérieuse d'Iphigénie juste à côté d'elle, et la jeune fille se sentit immédiatement confuse, comme si elle avait été prise sur le fait d'un menu larcin.

Mais l'amazone lui sourit en lui proposant une petite miche de pain qui fleurait bon le miel.

« Tu monteras dans mon groupe pour cette fois, continua Iphigénie en rassemblant les rênes de sa monture et la renvoyant vers le reste de la troupe. Allons, en route !

Le Ténébreux remonta à la hauteur de l'étalon gris en quelques foulées.

« Je... J'avais... une question... murmura Hélène.

— Oui ?

— Qui... qui sait où nous allons ?

— Le Conseil. Jack, Horatio, Céléna et moi... Ainsi qu'un homme par caravane. Pourquoi cette question ? répondit l'amazone d'un air soupçonneux.

— Je... Par curiosité... » dit-elle.

S'ils partaient, comment Ibsen les retrouverait-il ? Elle pouvait déjà l'imaginer, arrivant recru dans la clairière pour ne plus trouver que le vide et les maigres traces de leur passage. En suivant Iphigénie vers les autres cavaliers, elle laissa courir son regard sur l'herbe à présent nue et sur le petit sanctuaire de pierres dressées.

Quel dommage, songea-t-elle, ça l'aurait tant intéressé...

Mais il n'était plus temps.

« Jack, tu peux y aller, disait Iphigénie.

— Vos désirs sont des ordres, ma mie. » répondit le rouquin et d'un geste, il mit en branle une quinzaine de cavaliers, qui le suivirent dans les taillis au grand trot.

De longues minutes s'égrenèrent dans le silence. Le soleil s'était finalement levé mais les nuages étaient lourds et il ferait probablement sombre pour le restant de la journée.

« Céléna. » annonça Iphigénie.

Une femme robuste au décolleté plongeant, montée en amazone sur une jument rouanne, sourit amicalement à la cantonade. Vêtue d'une cape de velours grenat, elle arborait de nombreux bijoux étincelants et son visage engageant, maquillé avec goût, contrastait avec la mine un peu brute d'Iphigénie, comme si elles eussent été les deux extrêmes de la féminité.

« Tu situes encore bien le passage ?

— Bien sûr, répondit Céléna.

— Attention aux abords de la rivière.

— Je m'en souviendrai. » fit l'autre avec la moue de quelqu'un à qui on a déjà répété dix fois la même chose.

Claquant de la langue, elle mit sa jument au petit galop et à sa suite s'engouffra un deuxième groupe de Trenans. Ils n'étaient plus qu'une grosse vingtaine. Hélène frissonnait en mangeant son déjeuner, qui se révéla plus copieux qu'elle ne l'avait craint. Autour d'elle, tous les cavaliers étaient des hommes ou des femmes endurcis, les muscles noueux, bardés de cuir, une épée ou un arc apparent. Les soldats de Kursha Tren. Que faisaient-ils là ? Qu'avaient-ils fait ? Volé ? Tué ? Déplu à la reine jalouse ? Refusé de s'incliner ? Ou étaient-ils épris d'autre chose ? Hélène réalisa que la seule raison pour laquelle elle se trouvait parmi eux plutôt que dans l'équipage d'une charrette était qu'elle possédait son propre cheval et qu'on n'avait pas osé l'attribuer à quelqu'un d'autre. Elle n'était pas armée et ne savait d'ailleurs se servir d'aucun objet meurtrier. D'un couteau à pain, au mieux. Détaillant ses compagnons un à un, elle eut l'attention retenue par un homme aux cheveux si blonds qu'ils en étaient presque blancs et qui fumait tranquillement la pipe, tout en inspectant ce qui ressemblait à une flûte d'un oeil attentif. Il n'était pas plus armé qu'elle, mais semblait incroyablement détendu, son lourd manteau vert retombant de chaque côté des flancs de sa monture.

« Horatio, tu peux y aller. » annonça alors Iphigénie.

L'homme leva les yeux et sourit.

« A ce soir, très chère. » dit-il en exhalant une bouffée de fumée blanche.

Elle lui sourit à son tour, et Hélène devina qu'il y avait quelque chose entre eux, juste à la manière dont leurs yeux se rencontrèrent. Horatio rangea la flûte dans les fontes de sa selle, puis traversa la clairière au pas, suivi par la moitié des cavaliers restant et s'enfonça dans les ronces.

L'amazone prit le trot et parcourut rapidement la clairière en zigzag, lorgnant le sol de manière concentrée. Puis elle se pencha et ramassa quelque chose dans l'herbe, qui se révéla être une lance abandonnée. Visiblement mécontente, elle lança l'objet à un de ses hommes, qui le coinça à l'avant de sa selle.

« Nous sommes parés. » murmura-t-elle ensuite, et sans plus attendre, elle les entraîna dans les broussailles, dans la direction opposée à celle qu'avait empruntée Horatio.


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