114. Herboriste mon oeil

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En moins d'une journée, Galaad avait failli mourir deux fois. De stupéfaction. Chaque fois à cause de la même personne, ce foutu herboriste à la manque. Herboriste mon œil. Savoir qu'il avait abrité un mage sous son toit, sans le savoir, depuis des semaines, le remplissait de... de quoi... de stupéfaction, c'était le mot. Ran l'avait toujours su, elle. Ça aussi, il n'aimait pas. Avoir été maintenu dans l'ignorance par la femme qui partageait son lit ! Elle disait qu'elle n'avait rien mentionné parce qu'elle n'était pas certaine, et qu'elle sentait que c'était un secret. Belles excuses.

Tout avait commencé en milieu de matinée, quand les Bénétnashiens avaient envahi la cour. Galaad avait tout de suite pensé qu'ils venaient pour lui, mais Galehaut lui avait rappelé qu'il était officiellement mort. C'était la première fois que la chose lui semblait une bonne nouvelle. Ran était allée ouvrir, apparemment tranquille. 

Sur le seuil, quatre hommes s'étaient présentés, quatre Gérébrans, deux en livrée pourpre, des Griffons, et deux en vêtements ternes, une jeune femme brune au regard incisif et un homme roux à la mâchoire carrée. Les Griffons avaient cette mine prétentieuse qui était leur marque de fabrique, bien que l'un des deux, plus maigre que son compagnon, eut le visage pâle et les yeux fiévreux. Sans rien dire, ils étaient entrés. 

La femme avait détaillé Ran de la tête aux pieds, songeuse, puis avait demandé s'ils n'abritaient pas d'autres filles dans l'auberge. Galehaut avait rétorqué qu'ils étaient sans clients depuis l'invasion, sans se démonter. La femme avait annoncé qu'ils fouilleraient quand même les lieux, et on les avait laissé faire. Après tout, il n'y avait personne d'autre dans l'auberge, c'était donc sans risques. La brune était montée aux étages tandis que son compagnon avait arpenté les cuisines et les caves. 

Par contre, un des deux Griffons Pourpres avait été pris de convulsions peu après son entrée et Ran avait essayé de lui venir en aide, pour être repoussée par son collègue. Il avait fini par balbutier des mots incompréhensibles, des histoires de sortilèges et de présence, et son acolyte l'avait écouté, le regard froncé. Il les avait ensuite accusés d'avoir abrité un magicien dans leurs murs. L'incrédulité qui s'était alors peinte sur le visage de Galaad devait valoir son pesant de mensonges, car elle semblait avoir frappé le Griffon, qui avait continué avec moins d'assurance. Un magicien, puissant de surcroît, avait vécu dans l'auberge mais n'y était plus. 

Comme ni Galaad, ni Galehaut ne parvenaient à articuler la moindre chose sensée, Ran avait embrayé avec aplomb. Une auberge accueillait toutes sortes de gens, ils n'avaient pas eu idée, ils n'auraient jamais volontairement... Galaad avait été impressionné par ses talents de comédienne, la réelle confusion qu'elle peignait sur son visage, les mouvements contrits de ses mains fines et il s'était senti empli d'admiration pour ce petit bout de femme qui tenait tête au Griffon suspicieux. 

Elle lui avait raconté qu'effectivement, un homme étrange, petit, très noir de cheveux, s'était arrêté quelques jours avant l'invasion, qu'il avait beaucoup traîné dans sa chambre, qu'il était reparti sans laisser d'adresse deux jours plus tard, et elle était très convaincante dans sa description, quoi que le révolutionnaire aurait préféré que le portrait dépeint par la jeune femme lui ressemble un peu moins. Mais on parle sans doute mieux des choses que l'on connaît. 

Quand la brune avait reparu pour annoncer qu'elle n'avait rien trouvé d'étrange à l'étage, le Griffon avait capitulé, manifestement déçu de ne pas avoir coincé celui qu'il cherchait. Pourquoi la jeune femme avait omis de mentionner le fatras qu'Ibsen entassait dans la chambre, Galaad n'en savait au départ rien, mais il finit par deviner que ce dernier avait probablement placé un petit sortilège de sa fabrication au-dessus du tout, soustrayant ses herbes étranges et ses bouquins tendancieux aux regards curieux. 

Les quatre enquêteurs étaient repartis bredouilles, avaient rejoint la petite troupe qui les attendait dans la cour et ils étaient sortis sous le porche, pour regagner la ville et y continuer leur vile besogne. La suite n'avait été que cris et reproches. Même Galehaut avait semblé sur le point de s'y mettre. Ran s'était défilée, mais Galaad s'était promis d'étrangler le magicien dès qu'il réapparaîtrait.

Ça n'avait pas été possible, car il avait surgi en début d'après-midi en compagnie de nul autre que Ruyven Manguean, le premier acolyte du grand prêtre d'Al Feratz. C'était à ce moment-là, lorsqu'ils avaient franchi la porte côte à côte, que Galaad s'était félicité d'avoir un bon cœur, capable de résister à un double coup de grâce sur la même journée. Mais il n'avait pas pu arracher la tête d'Ibsen : celui-ci était dans un tel état de fatigue que Galehaut avait dû le porter à l'étage et qu'il s'était évanoui avant même d'avoir pu entendre ou murmurer quoi que ce soit.

 Manifestement perdu dans son uniforme bénétnashien un peu large, le prêtre était resté planté comme un poireau au milieu de leur salle, jusqu'à ce que Ran lui propose un tabouret, de la soupe et une place près du feu. Puis Galehaut était redescendu, apportant au passage une tenue de rechange au prêtre, et Galaad n'avait pu s'empêcher de penser à l'armoire de son ami qui devait se vider peu à peu, à force de fournir des chemises aux trois-quarts des fuyards de la cité. 

Les trois citadins étaient un peu circonspects au départ, mais Galaad avait fini par interroger Ruyven, qui avait alors raconté les événements de la matinée d'une voix blanche, se décomposant au fur et à mesure qu'il avançait dans son récit, pour finir par pleurer comme un gosse. 

Tandis que Ran tentait de le réconforter, Galaad et Galehaut s'étaient écartés pour converser un instant. Garder le prêtre chez eux était beaucoup trop dangereux, surtout s'il était recherché, ce qui ne manquerait pas d'arriver. Si les Bénétnashiens avaient voulu éliminer tout le clergé, ils ne se contenteraient pas de constater la disparition du numéro deux du culte en haussant les épaules. Aussi désespéré soit le prêtre, il fallait le caser ailleurs. 

D'autant plus que, bien sûr, le magicien ne bougerait pas, lui. Il était chez lui, après tout, et ses frasques de la matinée l'avaient vidé. Galaad était soudain moins surpris de l'éternelle faiblesse du musicien : à force de faire le rigolo en lançant des éclairs de feu, il devait évidemment avoir une certaine raideur dans la plante des pieds. 

Non, Galaad n'était pas réellement furieux. Il était stupéfait, rien de plus. A tous les niveaux. En même temps, il y avait eu des signes qu'il n'avait pas su interpréter, depuis son sommeil à la veille des exécutions jusqu'à cette porte fermée qui protégeait l'amiral, en passant par l'évasion miraculeuse du général de Molwen. Il avait cru y voir des plantes et une simple clé, de l'audace et du courage. L'explication était en réalité plus simple et plus inquiétante.

Galehaut proposa finalement plusieurs noms de sympathisants susceptibles d'offrir un refuge sûr au prêtre et ils convinrent de l'escamoter hors des Sangliers à la nuit et de le placer chez Fergus, le poissonnier de la rue des Mouettes. C'était un endroit parfait, avec de grandes caves tortueuses qui donnaient dans les anciens égouts. A la nuit, donc. Et Galaad sentit son cœur qui battait enfin un peu moins vite. Le pire était sans doute passé.

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