64. Personne

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Hélène courut dans la neige, remonta les rues, escalada les marches usées qui menaient au chemin de ronde, et s'appuya aux créneaux. La plaine était désormais déserte et les flocons couvraient peu à peu les traces de l'armée. Elle n'était pas certaine que regarder le départ lui aurait fait du bien, mais en même temps, elle en avait eu tellement envie. La brise était forte, le crachin glacé, et elle tenta de maîtriser les larmes qui lui gerçaient les joues. Elle savait que le général ferait de son mieux, et s'il avait accepté de prendre le Ténébreux, il serait bien servi. Mais elle se sentait impuissante.

Je ne suis personne, se dit Hélène en frissonnant.

Elle avait l'impression d'être creuse comme jamais. Ces dernières semaines avaient été une longue fuite en avant, dans le sillage d'un poney pie aux yeux jaunes, dément, sans vraiment réfléchir au pourquoi, au comment. Comme si courir toujours plus loin, droit devant, avait la possibilité de remplir la vacuité de son existence.

Vers quoi aller, se demanda-t-elle.

La fatigue était profonde, la douleur dans ses tempes, insidieuse.

Juste un adjuvant, songea-t-elle.

Sous ses yeux, la ville grondait, et elle se sentait parfaitement incapable de faire face. Elle comprenait bien les élans de Galaad, sa volonté, sa mission. Simplement, elle n'avait pas cette foi, pas cette conviction.

Je suis vide, se répéta-t-elle. Je ne sais pas qui je suis, je vis au travers des autres, tout entière, pour leur bien, leurs souhaits, pour leur destin.

Elle ne connaissait rien de cette cité.

Je suis toute jeune, peut-être aurais-je dû vivre un peu avant de décider que je voulais sauver le monde. Je me laisse entraîner sans rien savoir de rien. Sans toucher à rien.

Ils avaient parlé de plusieurs siècles. Hélène réalisa qu'elle avait besoin de les voir, de les rencontrer, de les affronter à nouveau. Matteo. Derwenn. Eux seuls savaient, eux seuls pourraient lui donner des pistes pour comprendre à quoi se raccrocher.

Pourquoi cette ville dans le monde ? Pourquoi la minuscule cité de Gérébra alors que l'univers est si vaste ? Qu'est-ce que je suis en train de faire ? Matteo avait dit : la Fissure te montre un Repère et tu dois l'aider. Tu peux l'aider.

Je ne sais plus l'aider, songea Hélène.

Un petit cliquetis lui fit baisser les yeux. Sur le parapet venait de se poser un oiseau blanc de neige, aux yeux rouge vif, un sansouci ordinaire quoi que peu farouche. Inclinant la tête de manière comique, il poussa quelques petits croassements interrogatifs, puis sautilla jusqu'à Hélène. La jeune femme recula instinctivement, bien qu'elle n'ait pas peur d'un oiseau isolé, aussi sinistre soit sa réputation.

« Elle s'appelle Rosa. » dit alors une voix sur sa droite.

Debout à quelques mètres, le manteau blanc sur les épaules, le grand homme brun qu'elle avait déjà croisé deux fois la dévisageait, tranquille, presque amusé. C'était la première fois qu'elle le voyait en plein jour. Il respirait son habituelle décontraction, un sourire léger au coin des lèvres. Le sansouci gloussa et sauta sur l'épaule de la jeune femme, qui poussa un petit cri de surprise.

« Ne vous en faites pas, elle est gentille. J'ai pensé qu'il pourrait être bon que vous vous rencontriez. » dit-il.

Hélène caressa la petite tête ronde de l'oiseau et Rosa ferma les yeux de satisfaction en s'installant confortablement.

« Enchantée. » dit simplement Hélène, ne sachant comment réagir.

Du bout des doigts, elle essaya d'effacer son trouble, gênée. Son interlocuteur ne releva rien, délicat, indifférent ou aveugle.

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