99. L'ours en cage

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En fin de journée, Alcyon de Bénétnash fit mander Alceste Freidhen et Mikah Sandar. Le prince bénétnashien commençait déjà à trouver le temps long. 

D'un point de vue stratégique, la prise de Gérébra avait été une affaire bien menée. Pourtant, il regrettait de ne pas avoir pu se frotter à l'armée adverse sur le champ de bataille. Il avait une affection particulière pour toutes les émotions sauvages qu'on trouvait dans le feu de l'action : le vent qui cingle les joues, l'odeur chaude du sang répandu, l'excitation de la charge. Enfermé entre les murs sinistres de la citadelle impériale, il ne pouvait retrouver sa liberté qu'en allant combattre à droite à gauche, et rien ne lui plaisait autant que d'être emporté par le grand galop d'un destrier emballé dans la plaine. 

Et voilà qu'il était coincé dans un nouveau château, ailleurs, avec une femme hystérique qui pensait valoir plus que les atours qu'elle portait. Bien sûr, elle n'était pas désagréable à regarder, mais au delà de ça... Elle n'avait même pas voulu coucher avant qu'ils soient unis. Morbleu. Il avait espéré pouvoir expédier cette question gérébranne au plus tôt, histoire de pouvoir remonter vers le nord pour aller trouver une autre guerre à mener. Soit sur le territoire infesté de centaures à la base des montagnes de Ferlan, soit à la frontière avec le royaume estiron. Il y avait là de bonnes choses à faire. Ecraser une nation sans combattre n'avait pas vraiment d'intérêt, sinon flatter les ambitions expansionnistes de sa mère, l'impératrice Titania de Bénétnash. Quelle perspective. 

L'évasion du général de Molwen retardait encore son départ pour regagner d'autres horizons. Il aurait pu laisser un intendant au hasard gérer la situation, mais Titania n'aurait pas apprécié, bien sûr. Et puis, il devait bien l'avouer, avec Dimitri dans la nature, les choses redevenaient un peu intéressantes. Il risquait de manquer le dégel dans les plaines d'Epona, et donc rater les premières hostilités avec les centaures, qui étaient toujours les plus exaltantes, mais peut-être aurait-il en échange la possibilité de réellement affronter le général gérébran. C'était un bon tacticien mais il manquait d'hommes et de férocité. Par contre, l'affronter en duel pouvait être une expérience mémorable. 

Enfin, s'il se remettait de ce que lui avait infligé le maître espion. Ce dernier semblait ne pas y être allé de main morte et le général était sans doute diminué. Qu'à cela ne tienne. On n'oublie pas la manière de tenir une épée parce qu'on a une petite raideur dans les omoplates. Le plus tôt, le mieux. 

De toute façon, au pire, dans une dizaine de jours, il ferait déporter la population et il pourrait s'en aller. Si le général voulait se faire prendre avant ça, c'était autant de jours de gagnés. En fait, déporter était sans doute la meilleure solution, mais le problème était de trouver les gens pour les remplacer. La campagne autour de Bénétnash était déjà vide, et les deux dernières contrées conquises l'avaient été trop récemment pour fournir des hommes suffisamment sûrs. Tout cela était un véritable jeu d'échecs, il fallait déplacer les pièces avec intelligence, et bien qu'il y excellât, le prince n'avait plus goût à ces choses statiques.

Si seulement ces incapables voulaient bien faire ce qu'on leur demandait, songea-t-il lorsque le comte Freidhen et le maître espion firent leur apparition.

Cette fois, il n'avait pas songé à déranger Elijah, qui était certainement en train de caqueter quelque part, pour changer. Les deux hommes s'inclinèrent devant lui. 

Alcyon nota tout de suite que Freidhen était inquiet de ne pas voir la reine. C'était un imbécile pédant, qui comptait sur la souveraine pour le protéger. Une naïveté peu digne d'un homme rompu aux usages de la cour. A moins que la cour gérébranne ne soit le reflet de ses piteux fondateurs : pleine de bons sentiments dégoulinants. 

Sandar était plus dangereux, plus fourbe, mais il avait une grosse faiblesse : il voulait la peau du général. Alcyon avait essayé de comprendre ce qui avait dressé les deux hommes l'un contre l'autre, mais personne ne savait vraiment. Apparemment, ils se connaissaient depuis leur plus jeune âge et il s'était produit quelque chose entre eux avant même qu'ils ne soient introduits à la cour gérébranne. 

Le fait qu'un homme sans origine comme Sandar ait pu se hisser jusqu'à la tête des services secrets était une preuve supplémentaire des dérives dégénérées de l'état gérébran. Ce genre de choses était impensable au cœur de l'Empire et rien que pour ça, il faudrait le remplacer tôt ou tard, aussi bon soit-il. Les renseignements dans un pays aussi petit n'étaient après tout pas vraiment cruciaux et sauraient se passer de lui. De plus, à terme, l'espionnage de la région passerait sous la juridiction du maître espion impérial, le duc Huon de Levia, qui avait certainement quelqu'un à placer.

« Bon, j'espère que vous avez des nouvelles intéressantes à m'annoncer, l'un et l'autre, parce que je commence à trouver le temps long, fit Alcyon en les toisant, assis sur son fauteuil rembourré.

— Nous avons fait exécuter douze mages, votre Majesté, déclara le comte avec empressement.

— Douze... Dites-moi, Gérébra est infestée, on dirait. » railla le prince.

Le comte blêmit une seconde, mais n'ajouta rien. Il s'était manifestement attendu à des félicitations.

« Où en êtes-vous ?

— C'est difficile à dire, Votre Majesté. Nous avons encore du travail.

— Très bien, continuez alors. Mes hommes seront là dans une semaine et vous épauleront. Je ne veux plus le moindre de ces sorciers dans la ville.

— Bien sûr, Votre Majesté. » fit-il en s'inclinant à nouveau.

Alcyon se tourna vers Mikah, qui semblait goguenard. Mais l'espion reprit un visage plus neutre lorsqu'il croisa le regard du prince. Pourtant, son amusement était toujours manifeste. C'était un homme décidément dangereux, et peu craintif. Alcyon ne lui ferait pas le plaisir de le sous-estimer, pas avant qu'il ne soit mort. Pour l'instant, il pouvait être utile.

« De votre côté ? Vous avez retrouvé la palefrenière ?

— Non, Votre Majesté. Nous avons mis deux de ses anciens collègues aux arrêts et une équipe se charge en ce moment même d'en tirer un maximum. Les équipes de recherche viendront ensuite leur présenter les candidates que nous dénicherons, commença-t-il.

— Ne l'abîmez pas trop quand vous mettez la main sur elle, fit Alcyon, concentré.

— Je ne voudrais pas usurper votre droit. » répondit Mikah, lui rendant un regard égal.

Le prince acquiesça. Si une demoiselle faisait revenir le général, ce serait vraiment la victoire la plus ridicule de toute sa carrière, mais avec ces chevaliers romantiques, tout était possible. Il ne pensait pas que Dimitri fut naïf à ce point, cependant.

« Cela dit, nous avons eu vent de deux rassemblements de citoyens mécontents qui auront lieu ce soir, l'un dans le hangar de la Compagnie des Soies de l'Est, organisé par Leanne Verrarc, une des chefs d'atelier de cette compagnie, et l'autre dans l'arrière salle de l'auberge des Six Chênes, organisé par Ulric Creal, un poète licencieux du quartier du Chat. » continua le chef espion.

Alcyon sourit. Un peu d'action en perspective, enfin.

« Très bien. Vous veillerez à en informer les officiers en charge de l'ordre.

— Bien sûr, Votre Majesté, dit Sandar, raide. Désirez-vous vous adjoindre une partie de mes hommes pour ces opérations ?

— Je ne pense pas que ce sera nécessaire. »

Alcyon reporta son attention sur la fenêtre. Se joindre à une des escouades d'intervention était assez tentant. Mais la neige tombait, lourde, et il grimaça.

« Vous pouvez disposer. » finit-il par dire, libérant les deux misérables Gérébrans.

Ils s'inclinèrent, l'un et l'autre, pathétiques dans leur désir de plaire à l'envahisseur. Avec des serviteurs aussi loyaux, ce n'était finalement pas une surprise que le royaume gérébran ne soit déjà plus qu'un souvenir.

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