94. Un semblant de normalité

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Hélène passa l'après-midi aux écuries avec Caméléon. Le cheval blanc était encore faible, mais il avait gardé ses douces dispositions, et la jeune femme resta avec lui, ressassant les dernières heures. Voir le hongre blessé, fragile, l'avait fait penser au Ténébreux qu'elle avait abandonné, mort, sur le champ de bataille, deux jours plus tôt. Ce n'était qu'un cheval, et bien d'autres événements s'étaient succédés depuis sa chute, mais il avait été son petit morceau de Havre, et il avait disparu. Seuls restaient Ibsen et Caméléon. La carriole bâchée de mauve, quelques petits objets disparates, une chemise, un manteau, une plume colorée qu'avait perdue un oiseau invisible, une poignée de cailloux, le violon... 

Dans la pénombre froide de l'écurie, elle essayait de se remémorer le temps perdu de son enfance, mais il lui avait échappé. La jeune femme était sans doute aussi fatiguée qu'Ibsen ou le général, mais elle se sentait fébrile, tellement tendue que le moindre bruit lui donnait des frissons, l'envie de faire un bond, de pousser un cri. 

Au début, elle avait pensé qu'il s'agissait d'une simple excitation, d'une bouffée d'adrénaline qui ne voulait pas retomber, de l'impatience des jours à venir. Mais elle avait petit à petit compris qu'il s'agissait d'autre chose. Sous le siège du cocher, dans le chariot d'Ibsen, elle avait retrouvé le paquet que lui avait donné Matteo, ce morceau d'étoffe grise qui enveloppait un objet métallique. Désormais, les Crevasses étaient ouvertes et elle n'était toujours pas capable de se défendre, elle n'avait rien appris... De la théorie sur la Fissure, la place de l'une ou l'autre Crevasse, la possibilité d'emmener quelqu'un avec elle... 

Mais Derwenn pouvait surgir et elle ne saurait rien lui opposer, sinon ce petit objet étrange. C'était sans doute une arme. La sensation du métal sur ses doigts était désagréable. Il était froid et lourd, à la fois proche mais aussi complètement différent de la pierre. Etranger. Cela semblait bien peu de choses à opposer à un Outre-Fissure plusieurs fois centenaire. Quelque part, elle espérait qu'il aurait renoncé, mais il lui avait semblé déterminé... Il attendait sa venue depuis longtemps et l'éternité se déroulait devant lui. 

Inconsciemment, elle ramena les mains sur son ventre et elle frissonna. Dans l'auberge se trouvaient des amis, Ibsen et ses étranges pouvoirs, l'énergie de Galaad, la force du général. Aucun ne pouvait l'aider.

Je ne peux pas me cacher, songea-t-elle. Il viendra et je devrai faire face.

Elle glissa l'objet à sa ceinture, le recouvrant d'un pan de sa chemise pour le dissimuler. La porte des écuries s'ouvrit sur Galehaut et Hélène leva les yeux depuis sa botte de paille.

« Si tu es tentée, il y a de quoi souper. » dit-il simplement, un demi-sourire sur les traits.

Hélène se leva et s'étira.

« J'arrive. »

Il repartit sans rien ajouter. Galaad avait accepté la présence du général dans ses murs, mais Hélène devinait que Ran et Galehaut étaient sans doute bien plus inquiets quant à la suite des événements. Les Bénétnashiens allaient certainement se mettre en chasse du général et ceux qui l'hébergeaient risquaient gros. 

La jeune femme fila au travers de la cour, notant que la nuit était tombée, voilée, et que les nuages promettaient de nouvelles neiges, puis gagna la douce chaleur de la grande salle. Ran et Galaad devisaient non loin du feu, leurs assiettes posées sur une table, les yeux dans l'âtre, le bras de l'un autour de la taille de l'autre, une tête posée sur une épaule, des sourires doux qui s'échangent, parfois un baiser léger. Hélène détourna la tête, repéra la marmite fumante de ragoût et se pencha dessus en fronçant le nez.

« C'est sans danger. » dit une voix derrière elle, et elle nota la présence de Rodrigue, qui s'était installé près d'une fenêtre, comme s'il n'était qu'un client solitaire.

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