128. Une armée reconstruite

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Plus tard dans la journée, deux sansoucis vinrent se poser dans l'enceinte du campement, rapportant des nouvelles des plaines de l'Ouest. 

Tara avait bien reçu le message l'avertissant du changement dans leurs perspectives temporelles et de la nécessité de se trouver aux portes de Gérébra au lendemain de la nouvelle lune. De son côté, elle avait fait jonction avec les troupes retranchées dans les prairies arides qui séparaient le royaume gérébran du territoire estiron. Elle disait y avoir été bien accueillie par des hommes désireux de marcher au plus tôt sur la capitale. 

Le moral était bon, le physique un peu moins, car les conditions climatiques étaient difficiles, la nourriture rare, et une épidémie de grippe avait ravagé les rangs des soldats. Mais elle avait trouvé des individus déterminés, un embryon d'organisation solide, et si l'armée devait être reconstruite, elle avait déjà quelques noms à proposer pour des postes d'officier. 

Comme l'avait supputé Dimitri, les trois quarts étaient des cavaliers, bien qu'il restât un peu d'archers de Meara. Si la plupart étaient issus des corps qui s'étaient engagés auprès du général au moment de la charge maudite du dernier jour de guerre, d'autres provenaient des contingents qui s'étaient enfuis. Seuls les groupes qui s'étaient rendus avaient intégralement disparus dans les profondeurs de l'Empire bénétnashien et ceux qui s'étaient rangés au côté de l'ennemi risquaient de refaire parler d'eux au moment du siège. 

Tara avait fait rassembler les hommes et ils étaient descendus sur Borles. Comme l'avait annoncé Rowena, la petite cité marchande était encore aux mains des Gérébrans mais il n'y restait aucune force armée, juste une bande de paysans inquiets, qui les avait regardés arriver comme s'ils étaient tombés du ciel. Ce bastion préservé leur avait permis de se ravitailler et de s'abriter de l'hiver. 

Ils allaient à présent marcher sur Gérébra, en espérant que fidèle à sa promesse, le général Halpern de Gilah les laisse passer sans sourciller. Ils prendraient ensuite position dans les Marais, guidés par les archers trenans qui les accompagnaient, et attendraient l'aube. Si tout se passait comme prévu, ils seraient à l'heure au rendez-vous. Sans doute moins frais qu'idéalement, mais l'urgence ne permettait pas de tergiverser. 

Rodrigue devrait aussi faire sa descente dans les temps, accompagné d'Harold de Faïn, le futur roi, et du général bénétnashien Guillaume de Stern, en mal de liberté. Puis Jack déboucherait du bois, entraînant cavaliers et archers. Gérébra serait prise sur les trois flancs en même temps, et les portes s'ouvriraient. Jack avait essayé de convaincre Dimitri de gérer la charge trenanne, se proposant d'aller faire l'agitateur en ville à sa place, mais le général avait décliné. Il n'avait pas l'intention de jouer les chevaliers héroïques et comptait garder le profil le plus bas possible tout au long de l'opération. Il se contenterait de renseigner Galaad sur les choses à faire, et le jeune révolutionnaire se chargerait d'organiser la prise des portes. 

Sauf si tout était évidemment orchestré par le chef espion, qui en leur communiquant un ultimatum, préparait les forces bénétnashiennes à les recevoir. 

Se jeter dans la gueule du loup. 

Quelle réjouissante perspective. Dimitri ne parvenait pas complètement à faire confiance à Mikah, en dépit de ce qu'en disait Hélène, du récit de Cymbeline, des grimaces de Rodrigue, des commentaires de Jack. 

En même temps, il était forcé de reconnaître que la possibilité existait. Mikah était assez retors pour se frotter à l'ennemi jusqu'à le convaincre de son éternelle bonne volonté. Dimitri le savait bien. Il avait été l'âme damnée de Bran pendant des années, lui-même un féroce adversaire des Bénétnashiens. Le vieux général était pourri jusqu'à l'os, mais il n'aurait jamais trahi son pays, jamais. Sans doute Mikah était-il incapable de trahison, lui aussi. De cette trahison-là, du moins. Bon gré, mal gré, Dimitri avait donc décidé de faire confiance à cette information improbable : ils attaqueraient au lendemain de la nouvelle lune. Au pire, ils seraient massacrés et cette fois, ce serait point à la ligne. Il y veillerait.

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