96. Départ en chasse

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Le hall principal de la forteresse était obscurci par les nuages : les grandes fenêtres diffusaient une lumière grise, et l'absence des voiles aux couleurs du royaume contribuait à peine à illuminer les lieux. La bise piquante qui s'était levée avec le jour avait déplacé la plupart des préparatifs à l'intérieur des murs et Mikah ne fut donc pas surpris de trouver les Griffons Pourpres sur le tapis rouge qui couvrait les dalles de marbre. Toujours accompagné de ses deux gardes du corps attitrés, il descendit les escaliers, détaillant la vingtaine d'hommes qui composaient la garde rapprochée de la reine. Définir quelles étaient leurs prérogatives était quelque chose auquel il avait renoncé depuis bien longtemps. 

Au départ, ça avait été une sorte de secte fondée par un groupe de nobles désireux de s'assurer que la royauté gérébranne ne prenait pas de mesures trop révolutionnaires. Leur statut de force clandestine avait été bouleversé par le roi Avon, dix ans plus tôt, lorsqu'il avait estimé que leurs services étaient bienvenus pour raffermir sa prise sur le trône et avait légitimé leur existence.Pas que quiconque ait réellement songé à le destituer en dépit de sa sénilité de plus en plus inquiétante, mais il avait les tendances paranoïdes d'un homme qui réalise que son comportement commence à poser problème. 

La ville grondait déjà depuis deux ans et la contestation menaçait de devenir plus ouverte. De plus, le général Bran prenait petit à petit du pouvoir. Les Griffons Pourpres s'étaient donc mués en garants du trône et des privilèges. 

A son accession au poste de chef des services secrets, Mikah avait essayé de voir dans quelle mesure une limitation de leur champ d'action était envisageable, mais Alceste Freidhen s'était opposé à toute ingérence extérieure dans leurs affaires. Ils étaient donc gardes du corps, assassins, conseillers, et souvent prétentieux. 

Un de leurs domaines de prédilection avait toujours été la surveillance des affaires magiques, bien que le nombre de véritables magiciens dans le royaume puisse sans doute se compter sur les doigts de deux mains. La nation magicienne du continent était la république d'Aaledis, à l'extrême nord, et la plupart des praticiens des arts obscurs s'y retrouvaient pour vivre parmi leurs pairs. Gérébra abritait sans doute quelques irréductibles, discrets, bien que Mikah connaisse le refuge d'au moins sept d'entre eux. Par contre, des dizaines de devins et autres rebouteux, effleurant les énergies sans vraiment les comprendre ou les maîtriser, devaient résider en ville et c'étaient eux que trouveraient les Griffons. 

Bien que craintive de ces choses incompréhensibles, Gérébra n'avait jamais fait la chasse aux magiciens. C'était une terre d'accueil qui préférait fermer les yeux. C'était donc par précaution que les Griffons Pourpres avaient rassemblé une petite équipe de détecteurs. Ces derniers travaillaient en couple, un Sensible et un Fermé, comme on les appelait. Les Sensibles étaient des êtres pratiquement allergiques aux énergies obscures, qui sentaient la présence d'un sorcier à plusieurs mètres de distance, même sans que ce dernier ne soit en train de murmurer quelque incantation que ce soit. Les Sensibles étaient souvent inquiets, légèrement paranoïaques, et extrêmement crédules. Au contraire, les Fermés n'étaient pas affectés par la magie. Ils n'en ressentaient pas les effets, qu'ils soient attaqués par un jet de flammes ou une tentative d'asservissement de l'esprit. C'étaient des hommes très rationnels, sérieux, critiques. Mikah lui-même était presque un Fermé. Mais ces dons ne s'apprenaient pas, ils se greffaient sur les individus dès leur naissance.

Il gagna le hall et avisa Alceste qui, vêtu de sa pelisse poilue et d'une armure démodée, s'apprêtait à accompagner ses hommes au dehors.

« Paré pour la traque, comte ? » demanda le chef espion, affable.

Alceste lui décocha un regard tout juste poli, la bouche crispée dans un semblant de sourire.

« Comme vous pouvez le constater, Sandar. »

Evidemment, comme Mikah n'avait pas de titre, il ne devait pas espérer recevoir la moindre marque de respect de la part d'un noble. Mais il ne s'en souciait guère.

« Une idée de la façon dont vous allez procéder ? » demanda le chef espion.

Le comte le regarda de haut en bas, comme s'il espérait le voir disparaître au plus tôt.

« Cela ne vous regarde en rien, rétorqua-t-il.

— Tout me regarde, comte. »

A nouveau, l'autre s'interrompit, le nez froncé comme si l'espion avait dégagé une mauvaise odeur. Mikah se savait infréquentable, mais à ce point-là, c'était un plaisir.

« Bien sûr, je peux demander à mes hommes de me faire un rapport, mais je pensais que pour si peu...

— Pourquoi cela vous intéresse-t-il tant ? fit Alceste, agressif.

— En fait, je me demandais si vous n'auriez pas besoin d'hommes à moi pour mener les interrogatoires des magiciens que vous prendrez.

— Nous n'allons pas les prendre, mais les éliminer, mon cher. »

Mikah fronça théâtralement les sourcils.

« Et comment allez-vous retrouver le général de Molwen si vous massacrez vos suspects sans leur poser la moindre question ? demanda-t-il.

— C'est votre problème, celui-là. C'est votre tête qui est en jeu, pas la mienne, fit Freidhen, exultant.

— Je n'en jugerais rien, dit Mikah, avec un léger sourire. Et à votre place, je serais très efficace. »

Alceste se raidit.

« L'équipe de détecteurs bénétnashiens va arriver d'ici quelques jours. Ils sont autrement plus entraînés que votre bande d'amateurs sans expérience. Si Alcyon réalise que vous avez mal fait votre boulot, il pourrait estimer que vous non plus, cher comte, vous ne servez à rien. » dit Mikah d'une voix froide.

Il s'enorgueillit d'avoir frappé droit au but : Alceste avait pâli. Puis se penchant en avant, il ajouta quelques mots à voix basse, bien qu'il soit parfaitement conscient que ses deux homologues étaient toujours là.

« A votre place, j'offrirais une récompense pour chaque magicien livré. Les Gérébrans ont faim, ils n'hésiteront pas à dénoncer leurs voisins si cela peut remplir leur ventre. Un peu de publicité et il ne restera pas un sorcier en ville quand les Bénétnashiens arriveront pour vous ravir la place. » dit-il.

Puis, sans attendre la réaction d'Alceste, il fit volte-face et partit vers les portes. Les poussant, il déboucha sur la neige piétinée et lorgna une seconde le ciel voilé, avant de s'éloigner, satisfait.

FissuresOù les histoires vivent. Découvrez maintenant