142. Le bleu du ciel

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Répartis en détachements ordonnés, les militaires sortis du marais descendaient vers la ville, d'un bon pas. Les armes étaient découvertes, les boucliers levés, les esprits focalisés sur les oriflammes orangés qui battaient encore dans le vent. Tara connaissait la portée des catapultes et elle savait où arrêter ses troupes pour rester hors de danger. Néanmoins, même si les citadins parvenaient à leur ouvrir un passage dans la muraille, ils ne seraient pas pour autant maîtres de la totalité des remparts et les Bénétnashiens pourraient toujours mitrailler les soldats au moment où ils s'engouffreraient dans la cité. 

Elle se sermonna mentalement : des pertes étaient inévitables, se pouvait-il qu'elle soit subitement devenue timorée ? Un murmure naquit dans leurs rangs et elle serra les doigts sur les rênes de sa monture, craignant que les Bénétnashiens n'aient décidé de mener leur contre-offensive. Mais la plaine grise était déserte, le chemin jusqu'aux portes dégagé, il n'y avait aucune trace de l'ennemi... La source de l'exclamation venait du nord et bientôt Tara discerna la silhouette d'un animal ailé se dessinant sur la masse noire de Shallow. 

Le choc de l'apparition manqua la faire tomber de cheval. Al Feratz passa comme une flèche sous leur nez, levant un vent piqueté d'éclats de givre, puis vint s'immobiliser devant leur ligne, à une dizaine de mètres, en vol stationnaire. Il hennit en renversant la tête en arrière, posa un instant les postérieurs au sol pour cabrer, et son cri se répercuta dans toutes les directions, contre les troncs de Shallow, les murs de Gérébra, loin vers l'est et l'ouest, jusqu'aux confins du continent, se répercutant sans doute dans les rues sinistres de la grande cité de Bénétnash, comme un cri de défi. 

Pourquoi le Dieu Ailé les avait choisis, eux, leur royaume, alors que d'autres peuples qui le révéraient avaient été soumis, Tara n'en savait rien. Mais elle ne se sentait pas en droit d'interroger les raisons divines, qui lui échappaient fatalement. Sans plus hésiter, elle descendit de sa monture et s'inclina devant le Dieu, imitée par l'ensemble de ses hommes, cavaliers et fantassins. Pour une fois, elle laissa l'émotion la prendre à la gorge, mais la garda silencieuse, privée, et elle recommanda l'âme de sa sœur à l'esprit, juste d'elle à lui. Elle sentit sa chaleur, son amour, sa confiance, comprit qu'il croyait en elle, en ses capacités à mener cet assaut et sut que plus jamais elle ne douterait d'elle-même et de son droit d'être là, sur le champ de bataille, à mener des hommes. 

Relevant les yeux, elle aperçut le général de Molwen, impassible sur le dos d'Al Feratz, et le trouver là ne la surprit pas réellement. Alors elle lui sourit doucement, tandis qu'ils s'élevaient à nouveau. Puis elle remonta en selle et d'un geste, remit les soldats gérébrans en marche, les arrachant à leur songe. La cité les attendait.


Al Feratz reprit de l'altitude, vigoureux, et fila vers la ville. Le vent sifflait aux oreilles du général, qui ferma les yeux pour ne pas être aveuglé par les mille et une poussières en suspension dans l'air, qui lui humidifiaient le regard. Ils ralentirent en rentrant dans la ville, survolant les toits, et Dimitri observa à nouveau les mouvements dans les rues, les escarmouches nombreuses, les courses poursuites et les fracas. Il se repérait au dessus de la cité, place des Autours, travée des Chevreuils, esplanade des Bouvillons, et un instant, il crut reconnaître la silhouette de Galaad, au sol, face à une escouade bénétnashienne. Mais Al Feratz continuait sa route, passant au-dessus de la citadelle comme une étoile filante, avant de gagner l'est et le dernier front gérébran. 

Aussi divin soit-il, l'animal ailé commençait à se fatiguer, Dimitri en eut la certitude lorsqu'il sentit la sueur sous ses doigts, qui lui baignait le garrot et l'encolure. Son poil bleu était humide, collé par la transpiration, et le mouvement de ses ailes était moins ample, il semblait se satisfaire des courants ascendants qu'il trouvait dans les airs pour se laisser porter de proche en proche, vers les montagnes voisines. Au pied du massif se trouvait la marée des troupes que commandait Rodrigue et Dimitri eut une pensée confuse pour son ami lorsqu'une fois de plus, le cheval ailé amorça sa descente vers les Gérébrans.

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