88. Les aléas de la défaite

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Une fois la petite promenade terminée, Dimitri fut entraîné vers la forteresse, encadré par quatre chevaliers bénétnashiens, et suivi par Alcyon, qui marchait derrière lui. On lui avait ôté son armure, lié les poings dans le dos, et du sang séché maculait son visage, vestige de sa dernière tentative d'obtenir une mort rapide plutôt qu'une captivité douloureuse. Il n'avait pas desserré les lèvres depuis sa capture, en dépit des provocations qui avaient émaillé sa route jusqu'à la capitale. Il semblait de bon ton dans l'armée adverse d'afficher son mépris pour les vaincus de manière spectaculaire, quel que soit leur rang et le général avait presque trouvé ça égalitaire. 

Mais il n'avait pas perdu son calme, pas flanché une seconde. Même quand on avait exécuté sous ses yeux une douzaine de ses officiers, parfois de manière peu humaine. Dimitri n'avait jamais eu d'illusions sur les manières des Bénétnashiens. Il les connaissait depuis bien longtemps, les avait même affrontés quelques fois, lors d'escarmouches frontalières. Et puis, il y avait le passé, évidemment, ses jeunes années de lutte dans la région de Molwen. La culture bénétnashienne semblait valoriser une sorte de virilité violente, la quintessence de l'aridité de cœur et de l'insensibilité. Il était parfois impossible d'en prendre la mesure. Alcyon en était évidemment un exemplaire presque parfait. Et il était conscient qu'il en ferait bientôt la douloureuse expérience. Mais la peur s'était envolée.

On l'avait ramené à Gérébra attaché dans une sorte de chariot-cage qui avait cheminé nuit et jour, et il n'avait pas dormi, ses geôliers y avaient veillé avec un zèle impressionnant. Alcyon l'avait fait remettre à terre juste pour l'exposer aux regards incrédules de ses compatriotes, le baladant de la porte est à la citadelle, comme un animal étrange. 

Mais le général déchu n'en avait cure : plus rien de tout cela n'avait d'importance. Il s'était retiré en lui-même, espérant le trépas au plus vite, imperméable à la boue dont son ennemi tentait de le maculer. Les Gérébrans l'avaient vu mais il ne les avait pas regardés. Leur destin était hors de ses mains. Il était épuisé. Il avait espéré que quelqu'un, n'importe qui, ait pitié de lui et l'abatte à distance, d'un trait, alors qu'il cheminait aux côtés de son bourreau. Sans succès. 

Parvenu à la forteresse, il fut un peu déçu de constater que les gardes en faction étaient les mêmes que d'habitude, des Gérébrans qu'il connaissait pour les avoir croisés mainte fois, tout juste supervisés par un chevalier en orange. Tous détournèrent le regard. On le fit entrer, traverser le grand hall avec ses draperies antiques et son tapis velouté, monter une première volée d'escaliers, puis une seconde. Ses jambes étaient engourdies, mais il s'exécuta, machinalement, sans se plaindre, n'offrant aucune prise à ses agresseurs. Puis il s'immobilisa devant la porte sculptée qu'il avait franchie si souvent. Avant d'entrer, il se demanda si la reine aurait toujours envie de l'épouser, et cela le fit sourire malgré lui.

Quand il foula les tapis écarlates, il essaya de faire le vide, et le trouva sans difficulté. Il était surpris de son propre détachement. La résignation était finalement bien agréable. La reine se tenait là, assise, dans une somptueuse robe de brocart pourpre, pâle et déterminée. Elle était aussi belle qu'à l'ordinaire. Elle le toisa, méprisante, mais il devina son trouble. Sale, épuisé, enchaîné, le général ne plia pas l'échine. Il resta droit et stoïque, trop conscient des mains de ses geôliers sur ses bras, de la possibilité qu'ils avaient à tout moment de le mettre à genoux devant la souveraine. Ils n'en firent cependant rien. Alcyon le dépassa, gagna la droite d'Elijah, puis seulement lui jeta un coup d'oeil.

« Comme vous pouvez le constater, les choses se sont déroulées comme prévu, ma chère. » annonça Alcyon.

Alceste Freidhen était en retrait, et il regardait Dimitri tranquillement, avec au plus une légère moue de dégoût. En voilà un qui devait exulter, bien sûr. Dimitri finit par poser un regard d'une dureté absolue sur la reine, et elle fut incapable de le soutenir. Ainsi, elle avait donné le royaume, volontairement, librement. Il avait espéré, sans réellement y croire, qu'elle avait été forcée, victime d'une cabale orchestrée par les Griffons Pourpres, voire par Mikah Sandar, mais il n'en était rien. Elle assumait cette situation abjecte. Tous l'assumaient.

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