125. Premiers soins

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La Fissure était hostile, virulente, agressive, démontée. Hélène lui renvoya des pensées sèches et contrariées. Comment osait-elle faire tout un foin de ce qui était arrivé à Derwenn alors qu'elle ne s'était pas formalisée de ce qu'il lui avait fait ? Curieusement, cette attitude revancharde tempéra la mauvaise humeur des brises, qui s'écartèrent pour la laisser passer.

Elle ferma les yeux, bannissant les étincelles rougeoyantes de son champ de vision, et chercha Derwenn. Sa piste était partout. A le chercher, il semblait omniprésent, comme s'il avait posé le pied à tout endroit, en tout lieu, comme s'il avait franchi chaque Crevasse, marqué chaque monde de son empreinte malfaisante.

Mais il souffrait, elle le sentait, et peu à peu, elle décela sa respiration difficile, le poids dans sa poitrine, sa colère démesurée. Elle hésita un instant, mais autour d'elle, les voix de la Fissure la poussèrent vers l'avant, exigeant qu'elle continue. Hélène s'interrogea sur leur liberté, sur leur réalité, sur leur existence. Derwenn était un maître de tout cet univers. Sept cents ans, disait-il. Peut-être pouvait-il contrôler l'humeur de la substance, ou lui imprimer sa volonté ? Consciemment, inconsciemment, elle ne savait pas. Peut-être que lui non plus.

Très bien, se dit-elle, et elle suivit sa trace, de plus en plus déterminée à chaque pas.

Elle irait. Mais c'était tout, que les choses soient claires. A nouveau, les petits vents de la Fissure se rassérénèrent, fusant autour d'elle en bourrasques inoffensives, courant sous ses pieds, loin au dessus de sa tête, indomptés, colorés, musicaux, délicats ou porteurs de mort. Elle les écouta chanter tout en avançant, et bientôt ils se dispersèrent, comme le battement sourd de la Crevasse se rapprochait. Hélène dut bander toute sa volonté pour franchir les limites de cet univers, car il était là, elle le sentait, vivant, furieux, dangereux, tellement dangereux. Mais il n'y avait pas d'autre possibilité. Comme l'avait dit Mikah, on se leurre à penser qu'on a le choix. Le ventre retourné par la terreur, elle força le passage et regagna la réalité.

Autour d'elle, le silence était lourd, ponctué de petits cliquetis et de sons pointus, artificiels. Il faisait sombre mais pas noir. Elle était à l'intérieur d'un bâtiment chauffé, immense, d'un hall, et elle quittait le socle d'une statue. Décidément, la Fissure aimait les allégories. Debout dans l'espace clos, éclairée par une lumière vive, une femme de pierre serrait un enfant dans ses bras, le visage tourné vers le ciel. L'enfant tenait son propre cœur dans ses mains et le fixait avec le sourire.

Quelle horreur, songea Hélène en s'écartant.

D'étranges sources de lumière ternes et rectangulaires jalonnaient des couloirs qui partaient en étoile autour du petit hall. Le mur derrière la statue était pourvu de trois portes métalliques et Hélène devina qu'elles étaient du genre qui s'ouvrent toutes seules pour révéler des miroirs. Elle écouta un instant les ténèbres, puis s'engagea sans hésitation dans le couloir qui partait vers la droite. Un grand panneau était fixé au mur, annonçant fièrement : « B 12, Soins intensifs - cardio ».

Hélène ne s'attarda pas à cette mention et fila dans le corridor, longeant les murs. Des dizaines de portes s'y échelonnaient, et soudain, l'une d'entre elles s'ouvrit pour laisser le passage à une femme en uniforme blanc, poussant un petit chariot métallique. Elle semblait plongée dans la lecture d'un document et s'immobilisa un instant sous une lumière. Hélène, accroupie derrière un lit à roulettes, resta silencieuse. La femme soupira, puis s'engagea dans la pièce juste en face de celle qu'elle venait de quitter.

La porte se referma sans un bruit et Hélène songea un instant au cri que poussait celle des Sangliers chaque fois qu'on avait le malheur de la pousser, c'est à dire au moins vingt fois par jour. Et après, Ibsen s'étonnait d'avoir la migraine.

FissuresOù les histoires vivent. Découvrez maintenant