146. Je suis une légende

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Hélène courut dans les replis de la Fissure, focalisée sur la silhouette, le sourire, les yeux lumineux de celui qu'elle cherchait, sur tout ce qu'elle savait de lui depuis toujours, et les courants de la substance la guidèrent en bondissant comme des truites dans l'onde. Hors d'haleine, elle surgit enfin de la Crevasse, radieuse, et déboucha au cœur de la forêt enneigée, trébuchant dans son impatience. Ibsen se tenait à quelques mètres, encore tremblant, très droit dans la lumière du soleil filtrée par les branchages. Ses vêtements, couverts de sueur, collaient à sa peau et ses épaules se soulevaient au rythme saccadé de sa respiration. La jeune femme sourit, courut vers lui et l'étreignit dans son élan. Son visage reflétait autant de bonheur que d'épuisement.

« Ibsen, c'était fantastique ! lui dit-elle.

— J'ai volé, Hélène, c'était incroyable ! » balbutia-t-il, encore dans les nuages.

Ils se sourirent, s'étreignirent à nouveau, et elle nicha son visage contre sa poitrine maigre.

« C'était juste merveilleux, Ibsen... Juste tellement... tellement parfait ! Nous avons réussi ! »

Elle le relâcha une seconde et fit quelques bonds dans la clairière, euphorique, soulevant des flocons sales au rythme d'une danse païenne qui ne visait qu'à soulager son trop plein d'excitation.

« Tu as réussi ! Tu as été... divin ! » s'exclama-t-elle encore, les bras levés vers la cime des chênes.

Il sourit doucement, jetant un regard au firmament, puis à la poussière.

« Et je peux mourir à présent, lâcha-t-il.

— Ne dis pas de bê... » commença-t-elle mais elle s'interrompit comme elle réalisait qu'il ne plaisantait pas.

Une petite grimace déforma son visage, il posa la main sur un tronc et elle vit qu'il perdait pied. Elle le rattrapa avant qu'il ne chute. Son corps s'était détendu et il se reposait désormais sur elle, la mine très pâle, le souffle plus lent, difficile.

« Je suis très fatigué. » dit-il d'un ton léger, comme s'il commentait la couleur du ciel.

S'agenouillant, elle le laissa s'allonger dans la neige, ce qu'il fit avec soin, sans se laisser tomber. Il s'appuya contre un arbre et poussa un profond soupir. Hélène nota alors deux langues de peau rouge sombre qui zébraient sa joue gauche, l'une d'entre elle s'enroulant jusqu'au creux de son nez, l'autre lui touchant le coin de l'œil. Du bout des doigts, elle frôla ces petites taches pourpres, chaudes, douloureuses. Il sourit bravement.

« Tu te sens mal... murmura-t-elle, la voix cassée.

— Oh... Hélène. Merci de m'avoir donné ça. C'est finalement une belle manière de partir... d'avoir un instant joué au Dieu dans l'air glacé... » répondit-il doucement.

Elle drapa les pans de son manteau sur ses genoux, refusant de le regarder à nouveau.

« Tu as juste besoin de te reposer. » fit-elle, en prenant sa main dans la sienne.

Il avait la paume glacée, bien plus qu'à l'accoutumée, et sa peau avait une teinte violacée qui n'augurait rien de bon.

« Oui. Me reposer... définitivement. »

Il sourit à nouveau, le regard un peu voilé.

« Ibsen, ne dis pas n'importe quoi, nous allons...

— Nous n'allons rien, pas cette fois, Hélène, fit-il d'une voix plus ferme, teintée d'une once d'agacement. Laisse-moi être maître de ceci... Je suis fatigué, je n'ai plus le coeur... je n'ai plus le coeur de me battre. Nous avons gagné, j'ai joué mon rôle... Je regrette juste... Oh, ne pleure pas. »

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