56. Toutes ces tensions

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Il faisait désormais trop gris pour que la lumière suffise à réveiller les Gérébrans au petit matin. Atténués par les épais nuages, les rayons du soleil abandonnaient toute tentative de percer les rideaux et laissaient les plus épuisés profiter du sommeil. Ibsen en faisait partie. Deux jours de migraine ininterrompue, des spasmes musculaires dans le bras droit qui lui avaient fait lâcher sa plume plus d'une fois, une pointe lancinante dans le flanc, juste au-dessous du coeur, il s'était senti misérable.

Le retour d'Hélène, s'il était une bonne nouvelle en soi, l'avait aussi accablé, car il n'avait pas eu la force de bouger pour aller la voir, et quand bien même, rassembler trois idées pour lui parler aurait été trop douloureux. Il devait y avoir quelque chose de psychologique là-dedans, car il ne se sentait jamais aussi mal quand elle était présente. Bien sûr, il ne respirait pas la pleine santé, mais être à ce point ravagé... Même garder le lit lui semblait être un effort. Respirer était un effort. Ouvrir les yeux, mais fermer les yeux aussi. Parfois, il avait la sensation que son coeur ne battait plus que parce qu'il l'y obligeait. Que s'il cessait d'y songer, il s'arrêterait tout simplement.

Le bruit d'une dispute enflammée le tira de sa torpeur. Il garda les yeux clos mais laissa son attention dériver vers le rez-de-chaussée. Il était impossible de distinguer ce qui se disait, mais il reconnaissait les inflexions de Galaad, emporté, montant parfois brusquement dans les aigus pour retomber ensuite quand il maugréait et le ton plus grave, presque inaudible, de Galehaut, toujours monotone, égal, quoi qu'il dise. Il y avait aussi le timbre rauque de Griselda, incisive, et enfin, une dernière voix, qui était celle de son frère cadet, Ortwin, qui parlait peu mais fort. 

La tension était arrivée sans crier gare, la veille à l'aube, lorsque le jeune milicien était venu leur annoncer l'assassinat du contremaître et des deux architectes. Galaad s'était décomposé puis avait couru dehors, sans prendre la peine de mettre un manteau. Galehaut était parti sur ses traces, sans rien ajouter, mais la mine inquiète. Le reste leur était revenu par des voies détournées. 

Aux dires de Galehaut, Galaad était tombé sur Joao à bras raccourcis, malgré les dénégations peu convaincantes de ce dernier. Il avait fallu que Galehaut s'interpose entre les deux hommes pour empêcher le petit révolutionnaire d'arracher les yeux de son associé. En racontant cela, il semblait cependant presque le regretter. Galaad était tellement hors de lui qu'il avait quasiment fallu le restreindre une demi-heure avant qu'il puisse s'exprimer ou se mouvoir sans se ruer illico sur Joao pour l'étrangler. Mais bien que Joao nie toute implication dans ce triple meurtre, aucun d'entre eux n'était dupe. Même s'il n'avait pas personnellement porté le coup fatal, ce qui était possible, il était clairement derrière l'initiative. Et il avait réussi une chose : le chantier était à l'arrêt. 

Vers midi était arrivée la nouvelle de la rafle perpétrée par la milice. Ils étaient entrés dans le Quartier du Loup, un des plus pauvres de Gérébra, où les révolutionnaires comptaient beaucoup de partisans, et ils avaient simplement vidé les vingt premières maisons sur leur route. Au total, un peu plus d'une centaine de personnes avaient été embarquées, enfants, hommes et femmes, sans aucun discernement. Ortwin, qui accompagnait la milice, avait fait état de quatre tués sur place, et renseigné aux révolutionnaires les maisons où restaient des malades alités que les soldats avaient abandonnés derrière eux. Le tout avait pris moins d'une heure, ils étaient arrivés, ils avaient rassemblé les gens, ils étaient partis, laissant derrière eux des habitants incrédules d'avoir vu disparaître leurs voisins, sans un mot d'explication. Seuls les corps étaient restés. Une vieille femme, deux jeunes hommes, un enfant.

Ibsen se retourna dans son lit, tentant de trouver une position où il se sentirait moins crispé, moins perclus. La migraine s'était estompée pendant la nuit et cette découverte lui regonfla le moral.

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