26. Sus au Lièvre Sombre (partie 2)

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A l'abri d'une impasse déserte, caché entre deux tonneaux, Galaad s'assit sur le sol humide. Il était épuisé et du sang poisseux lui trempait le bas-ventre. Du bout des doigts et malgré la douleur, il tenta d'inspecter la plaie. Elle était large mais peu profonde. Il perdait néanmoins beaucoup de sang. Les ténèbres le détendirent peu à peu. Il fallait qu'il garde l'esprit clair, qu'il retrouve son souffle, et qu'il se tire de là. Les Sangliers étaient trop loin pour qu'il puisse s'y traîner dans son état, mais il avait des amis partout dans la ville. Il fallait simplement qu'il se mobilise, et vite. Si jamais les soldats de la milice prêtaient main forte aux dragons et commençaient à fouiller les environs, il pourrait être découvert et arrêté, si pas éliminé sur le champ.

Il ferma les yeux, grimaça et se redressa, titubant un instant avant de choir à nouveau. Peut-être valait-il mieux dormir, après tout... Juste un peu... ou... ou quoi ? Il se releva vivement et passa une main tremblante sur son visage couvert de sueur. Où était-il exactement ? Il était passé devant la fontaine des Faucons, puis avait tourné à l'angle du tonnelier... L'auberge de la Poutre et du Tenon n'était plus si loin, et le patron, Melvin, pourrait sûrement l'aider. Il avait toujours été favorable au mouvement. Galaad prit une profonde inspiration, et se remit en marche, s'appuyant au mur pour rester debout. De la volonté, c'était tout ce dont il avait besoin.

***

Debout au milieu de la place des Autours, Sonja était confuse et Tara s'interposa entre sa soeur et le général de Molwen. A l'écart, Laerte devisait avec ses hommes, manifestement satisfait de l'échec de sa concurrente. Les incendies étaient éteints, mais le désordre était indescriptible, reflet de la panique qui avait saisi la foule lorsque les dragons avaient plongé. Les gens avaient abandonné ce qu'ils transportaient, et des objets de toutes sortes jonchaient les pavés, depuis la miche de pain rassis jusqu'au livre licencieux en passant par des vêtements, des récipients de toutes sortes et même quelques armes. Dans un coin, on avait empilé des corps malchanceux sous une toile, sans cérémonie, et personne n'osait venir les réclamer, de peur d'être arrêté pour complicité avec la révolution.

« Nous avions parlé d'une frappe précise. De plonger et de ramener le Lièvre Sombre. Alors, non seulement, d'après ce que j'ai compris, il court toujours... commença Dimitri, de son ton mesuré, froid comme la glace.

— Il est blessé... proposa Sonja d'une petite voix.

— Non seulement, il court toujours, mais six maisons ont brûlé, dont un entrepôt entier, et nous avons vingt-deux morts sur les bras, dont neuf ont été tués par tes dragons eux-mêmes et les autres piétinés dans la panique. » termina-t-il.

Son visage ne reflétait rien, ce qui semblait troubler Sonja au plus haut point. Elle resta muette.

« Rentre Sonja, je ne veux plus te voir aujourd'hui. Viens dans mon bureau demain matin, nous en reparlerons.

— Mais...

— Et ne discute pas.

— Bien mon général, fit-elle d'une petite voix, avant de lancer un regard effrayé à sa soeur et de s'esquiver.

— Dimitri, je... commença Tara.

— J'ai besoin de m'asseoir. » dit le général, cherchant un endroit propice du regard.

Il finit par se diriger vers un muret où il se laissa tomber et du bout des doigts, se massa l'arête du nez, lentement, le visage fermé.

« Dimitri, les choses n'ont pas tourné comme prévu mais...

— C'est peu de le dire. Mais quoi, Tara ? Mais rien. Cette opération est un échec total, et j'aurais mieux fait de ne pas faire confiance à ta soeur. J'en suis désolé, mais c'est un fait. Elle dirige peut-être très bien ses lézards sur un champ de bataille, mais en ville, c'est autre chose. Ses dragons ont tué des gens, bon sang, ils ont fondu sur la foule au hasard pour massacrer dans le tas, sans aucun discernement... J'ai toujours pensé que cette escadrille était un danger, mais aujourd'hui, je commence à sérieusement me poser des questions.

— Les dragons font la différence dans bien des batailles.

— Vu ce qu'ils nous coûtent, ils peuvent bien. Avec le même investissement, je peux entraîner une centaine de cavaliers supplémentaires. Et je les maîtrise mieux.

— Tu es à cran.

— Bien sûr que je suis à cran. Quelle question ! Je veux un nettoyage propre de la ville, pour éviter que la grogne populaire ne se démultiplie, et voilà le résultat. C'est pire.

— Nous l'avons blessé.

— Ça n'a pas d'importance. Même s'il meurt, nous avons créé un martyr. Nous avons même uni son destin à celui de la cité. Finalement, s'il meurt, ce sera encore pire. Et nous venons de radicaliser des tas de gens qui jusqu'ici n'étaient pas sûrs de ce qu'ils pensaient, qui venaient écouter le Lièvre par curiosité. »

Il se leva.

« Nous allons avoir de gros problèmes, Tara. »

Elle ne répondit rien.

« Refile le nettoyage de ce... foutoir à Laerte et... qu'il ne s'avise pas de me balancer ces cadavres dans une fosse commune. Les gens finiront bien par oser se montrer.

— Bien, mon général. »

Il se leva et partit vers son cheval.

« Demain, tu prendras la cavalerie à Aryth. Je dois essayer de limiter la casse et ça va me prendre la journée, fit-il encore.

— Pas de problèmes, je m'en occupe.

— J'espère bien. » lâcha-t-il en enfourchant Harfang et l'envoyant au petit galop dans les rues désertées du quartier de l'Aigle.


Alors qu'il remontait vers le château, perdu dans ses pensées, le général eut soudain le regard attiré par une ligne irrégulière qui zébrait un mur de pierre blanche, au bout d'une allée. D'une pression de genoux, il fit volter Harfang et le ramena à l'entrée de la ruelle. A une dizaine de mètres, dans une rue parallèle, le soleil donnait juste sur la façade d'une maison, soulignant la fraîcheur du sang et sa couleur écarlate. Hésitant un instant, le général finit par guider sa monture dans le passage et gagna l'artère transversale. Il y avait bien une longue piste sanguinolente, trace d'un blessé qui s'était traîné contre le mur, et elle était encore humide. La marque menait jusqu'à l'arche d'une auberge, surmontée d'une enseigne annonçant « La Poutre et le Tenon », sans doute le rendez-vous des architectes ou des maçons. La piste s'y engouffrait, gouttes sombres sur les pavés irréguliers, la trace d'une main sur la pierre brute du bâtiment... Le général resta un instant immobile, impassible. Harfang gratta le sol de son sabot et renâcla en agitant la crinière. Bien sûr, cela pouvait être n'importe qui. Un passant parmi d'autres, pris dans la frénésie de l'attaque aérienne. Quelqu'un qui avait été victime d'une agression sans aucun rapport avec les événements de la matinée. Ou ça pouvait être lui. Le Lièvre Sombre. Et si c'était lui... Dimitri eut un léger sourire solitaire. Rassemblant les rênes de son poney irascible, il fit volte-face et reprit sa route initiale, vers le palais, où il ne manquerait pas d'avoir à affronter la colère de la reine et les sarcasmes de ses chers collaborateurs.

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