79. L'épouvante du geôlier

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Toute la clique des Sangliers était sortie pour se renseigner sur les derniers échos d'exécution. Galaad ne comprenait pas que quelqu'un ait décidé de se faire passer pour lui, juste pour aller se faire massacrer au grand jour. Ortwin disait que certaines personnes recherchaient la célébrité à tout prix, mais le jeune révolutionnaire n'était pas convaincu. Ils s'étaient donc séparés en plusieurs petits groupes anonymes pour aller aux nouvelles. 

Seul Ibsen était resté à demeure. A cette étrange imposture s'était superposée l'annonce redoutée de la mise à mort des autres prisonniers, et la position de l'amiral Bryne était en passe de devenir difficile. Bien qu'il fut libre d'agir, le jeune magicien n'avait pas l'intention de faire quoi que ce soit à ce sujet, pas encore. Ran s'était porté garante pour lui, en dépit des grimaces éloquentes de Galaad, et il ne la trahirait pas. De plus, il ne parvenait pas à croire les habitants des Sangliers capables de tuer un homme de sang froid. Pas tout à fait. La maîtrise magique qu'il avait acquise au cours des dernières semaines lui semblait suffisante pour faire face à la pire des éventualités, même s'il espérait ne pas devoir en arriver là. 

Il neigeait à nouveau au dehors et il arpenta la maisonnée, un peu mélancolique, tentant de détendre la raideur qu'il avait dans l'aine et à la base de la colonne vertébrale. La migraine s'était amplifiée pendant les dernières heures et de longues quintes de toux secouaient de temps en temps sa carcasse, lui meurtrissant les côtes. Au bout d'une petite demi-heure de déambulation, il gagna la cuisine, rassembla un peu de pain, du fromage, une pomme, et une assiette de brouet froid sur un plateau, puis prenant une profonde inspiration, descendit à la cave.

Il poussa la planche qui obstruait la porte de la cellule avec difficulté, s'arrêta pour reprendre son souffle, se massant les reins avec une grimace, puis entra. L'amiral Bryne était éveillé et il se raidit en entendant quelqu'un approcher. Ibsen ne l'avait jamais véritablement rencontré et il prit quelques secondes pour l'observer. Voir un homme dans une telle situation lui donna un instant la nausée. S'il n'y avait eu aucun contexte, aucun enjeu, il l'aurait laissé partir. Mais il ne pouvait pas. Il se pencha sur le prisonnier, dont l'inquiétude dénotait des précédents malheureux, et lui débanda les yeux, puis la bouche. L'amiral Bryne ne dit rien, se contentant de le dévisager de ses yeux rougis, l'air revêche. Ibsen lui sourit.

« Bon. J'imagine que vous devez avoir faim. » fit-il.

Le prisonnier ne répondit rien. Il brûlait d'une colère froide.

« Ecoutez. » dit Ibsen en regagnant la table où il avait posé son plateau.

Il se retourna, murmura deux mots, et une lueur violacée apparut dans sa paume. L'amiral écarquilla les yeux de surprise.

« Je suis sorcier. Et je me défends assez bien. » commença le jeune magicien.

Ibsen vit immédiatement que son interlocuteur avait peur, mais il n'en tira ni fierté, ni satisfaction, au plus une certaine gêne.

« Je vais vous détacher une main, pour que vous puissiez vous nourrir. Ensuite, je vous rattacherai. Sachez que si vous tentez quoi que ce soit, je n'hésiterai pas à user de mes pouvoirs contre vous. » continua-t-il d'une voix assurée.

Rodrigue ne bougea pas. Sans éteindre la flamme qui brûlait dans son poing, Ibsen saisit le plateau et le posa sur les genoux du prisonnier, puis, le contournant, lui libéra la main gauche. Il resta ainsi dans son dos. L'amiral semblait impressionné, mais le magicien était certain qu'à la moindre distraction, il tenterait quelque chose. L'officier ramena son bras devant lui, éprouvant un instant la sensibilité dans ses doigts, toujours muet. Ibsen en profita pour lui faire face à nouveau. Il ferma les doigts, neutralisant sa menace de lumière, et s'appuya à la porte, ne quittant pas l'autre des yeux. Rodrigue garda le visage baissé et entreprit de manger, lentement, bien qu'il fût manifestement affamé.

Mais les bonnes manières ne se perdent pas si rapidement, songea Ibsen, ironique.

Le magicien conserva sa mine froide et déterminée, en dépit de sa honte.

Ce genre de choses ne doit plus m'arriver, pensa-t-il. Plus jamais. Je ne veux pas devenir ça.

L'amiral finit par relever les yeux, croisa le regard vert d'Ibsen.

« Vous et vos amis feriez mieux de me laisser partir, dit-il alors, d'une voix cassée.

— Je ne décide pas de ça, amiral, répondit Ibsen, faussement tranquille.

— Vous allez au devant de graves problèmes. » continua Rodrigue.

Ibsen eut un sourire désolé.

« Ecoutez, amiral. Je vais être franc avec vous. Les problèmes, c'est vous qui en avez. Vous êtes prisonnier, et vous êtes un otage. Vous avez été enlevé parce que les dirigeants de cette ville ont cru bon d'arrêter une centaine d'innocents et de les condamner à mort pour désordre public. Je ne vous apprendrai rien en vous disant qu'il y a des enfants dans ce lot, des femmes et des hommes honnêtes, des citoyens gérébrans qui n'ont rien fait, jamais, à personne. Vous êtes ici parce que les révolutionnaires espèrent que la reine va daigner échanger votre vie contre celle de ces innocents, ce qui semble, en fait, peu probable... Si vos alliés essaient de vous tirer d'ici, vous serez tué avant de voir la lumière. En plus, pour être parfaitement honnête, je ne pense pas que quelqu'un soit en train de vous chercher. Le général de Molwen est au front, avec d'autres soucis. »

L'amiral avait pâli. Ibsen s'en voulut d'avoir été si catégorique. L'officier frôla la pomme du bout des doigts, puis leva la main jusqu'à son visage et se frotta lentement les yeux. Le jeune magicien eut un haut le cœur mental, mais resta de marbre. Il ne parvenait pas à comprendre pourquoi il avait été si dur, soudain, avec un homme désarmé et épuisé.

« Elle va les exécuter, n'est-ce pas ? demanda finalement l'amiral.

— Oui. » souffla Ibsen.

L'officier acquiesça en silence, puis expira avec bruit. Il reposa la main sur la pomme, la soupesant un instant. Ibsen était aux aguets.

« C'est la seconde fois que je suis sur le point d'être exécuté. J'imagine que le destin se venge, qu'il n'a pas apprécié que je m'échappe une première fois, commença l'amiral, souriant pour lui-même. Mais je ne regrette pas d'avoir eu ces années de sursis. Finalement, j'aurai vu et vécu de belles choses, rencontré des gens admirables. »

Sa voix se cassa et Ibsen se sentit poussé à intervenir.

« Amiral, si ces gens sont tués, je vous demanderai de me faire confiance. »

Rodrigue leva les yeux.

« De vous faire confiance... murmura-t-il.

— Oui, de me faire confiance. »

Le prisonnier sembla incrédule, puis eut un maigre sourire.

« Je ne vous demande rien.

— Je sais.

— Alors pourquoi me viendriez-vous en aide ? »

Ibsen se mordit les lèvres.

« Ça n'a pas d'importance, si ?

— Hélène vous l'a demandé ? »

Le jeune magicien sourit doucement.

« Terminez de manger. Si les autres rentrent, ils risquent de trouver que j'ai pris un peu trop de libertés. » dit-il.

L'amiral Bryne le dévisagea encore une seconde, des émotions contradictoires se succédant sur son visage, puis il croqua dans la pomme. Ibsen le laissa finir ce qui traînait sur le plateau, puis revint vers lui pour le rattacher. Rodrigue tressaillit comme il nouait ses liens, mais ne se défendit pas. Ibsen le replongea dans les ténèbres, conscient du léger tremblement de ses doigts.

Plus jamais, se répéta-t-il.

« Merci. » murmura alors le prisonnier, alors qu'il approchait le bâillon de ses lèvres.

Ibsen eut une brusque bouffée de nausée et serra les dents pour ne pas crier. Lorsqu'il remonta dans la salle des Sangliers, la première chose qu'il fit fut d'aller au dehors, prendre quelques grandes respirations dans l'air glacé.

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