112. Dans l'urgence (partie 1)

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J'espère que vous me pardonnerez ce détour, qui s'attache un instant à un personnage qui mérite davantage de lumière... (du moins, de mon point de vue, qui n'est pas partagé par tout le monde, je sais ;)...)

***

Ibsen était sorti en dépit des mises en gardes de la maisonnée rassemblée. Clopinant sur les pavés glacés de la grande cité meurtrie, s'aidant de son bâton pour garder l'équilibre, il n'avait pas l'intention de se laisser intimider par qui que ce soit, germes virulents ou soldats orange, chasseurs de mage ou plaques de verglas. 

Il traversa l'esplanade des Aurochs, s'engouffra dans le passage de la Laiterie, quitta le quartier du Taureau pour déboucher dans celui du Lion, longea les bâtisses cossues où vivaient courtisans et parvenus, gravit l'allée des Tigres, dépassa la place des Hautes Plaines, et arriva enfin au temple d'Al Feratz. 

Il n'était pas le premier, malgré l'heure matinale. Un important contingent de militaires bénétnashiens occupaient le parvis et les alentours, les grandes portes sculptées étaient ouvertes, et malgré lui, le jeune magicien se sentit envahi d'une angoisse diffuse. Ouvrant les doigts de la main gauche, il murmura les quelques mots qui conjuraient le sortilège le rendant négligeable. 

Ainsi protégé par ce semblant d'invisibilité, il avança vers eux, circonspect mais décidé. C'était un risque : rien n'indiquait que les Bénétnashiens n'étaient pas aux aguets et désireux d'en découdre avec le premier venu. Mais il avait la certitude de pouvoir se défendre, quoi qu'il arrive. La magie était à ce point inhabituelle que rares étaient les personnes capables de s'en protéger. 

Sans doute était-il un peu téméraire car les soldats étaient nombreux, mais il était fiévreux, la décoction qu'il avait testée le matin même avait des effets secondaires imprévus, et il était réellement scandalisé. Il s'avança donc dans la neige tassée, attentif, passa un premier cordon de soldats sans que personne ne prête attention à lui et se détendit quelque peu. Pour l'heure, le Temple silencieux semblait béant mais intact. Il résista à l'envie d'aller voir à l'intérieur et suivit plutôt la rumeur des voix et des cris, qui venaient du bâtiment latéral, où vivaient les prêtres du dieu tutélaire gérébran.

Où avaient vécu, songea-t-il en apercevant les ruisselets de sang écarlate qui maculaient le tapis blanc.

Les servants d'Al Feratz étaient tirés un à un des ténèbres protectrices de leur foyer pour être passés par les armes au dehors. Les exécuteurs travaillaient calmement et dans la discipline, semblant peu s'émouvoir des cris de leurs victimes. Ibsen resta stoïque, tentant de se détacher du spectacle. Lui-même n'avait jamais cru à ces histoires de dieu, un cheval de surcroît, la magie et surtout le pouvoir de la Fissure lui paraissant des candidats bien plus sérieux à une quelconque tentative d'expliquer le monde, sa structure et ses objectifs (s'il en avait). 

Mais les Bénétnashiens avaient poussé l'athéisme jusqu'à la destruction des cultes qu'ils croisaient sur leur route. Seule l'Impératrice méritait cérémonies et louanges, seules ses lois devaient être respectées. Elle ne se considérait pas tellement divine, du moins dans les édits officiels. Elle se contentait juste de se clamer au-dessus du lot : la Nature, principe premier, palpable, sans mystères, l'avait placée juste là, pour les guider et les exploiter. A quoi bon s'embarrasser d'emplumés célestes, de prophètes illuminés, de créatures divines incontrôlables.

Parmi les quelques déités du continent, Al Feratz était le plus révéré pour une raison qu'Ibsen trouvait extrêmement pragmatique et qui avait étouffé chez lui toute trace de foi : Al Feratz était un dieu permissif. 

Principe de l'air changeant, de la pluie et du soleil, du vent comme de ce calme plat qui alourdit les jours d'été, il édictait peu de règles, sinon celle de la liberté... Ciel, envol, nuages, caracoler le vent dans les plumes. Telle semblait être la base de la religion du Cheval Ailé. Entre sa bonté un peu enfantine, presque naïve, et les grognements hargneux de Mermalia la louve à quatre têtes ou les grandes affres dépressives de Mahia l'homme aux bois de cerf, le choix était vite fait, et curieusement, la plupart des peuples l'avaient fait, sans que les dieux oubliés ne provoquent épidémies, cataclysmes ou quelque autre punition grandiloquente que ce soit. 

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