Chapitre 2 De la suffisance de certains et de l'audace des autres

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New-York. Février. Elizabeth.

L'avocat n'avait jamais eu à faire à cette Mlle Dickson, mais elle allait apprendre qu'il ne tolérait ni l'à-peu-près, ni l'incompétence crasse. Contrarié, et dossier en main, il entra avec détermination dans le bureau.

Il vit d'abord des cheveux bouclés cascadant jusqu'au milieu du dos, et la première pensée qui lui vint, fut que cette femme devait passer tellement de temps à s'occuper de cette crinière qu'elle en avait oublié son cerveau dans sa salle de bain. Il posa bruyamment le dossier qu'il tenait, sur le bureau près de la porte, faisant se tourner de surprise celle qu'il était venu incendier verbalement.

S'il n'avait pas été aussi en colère, il aurait sans doute apprécié ce visage aux traits harmonieux sans être exceptionnels, la silhouette intéressante, et le demi sourire que la jeune femme affichait. Enfin, ça, justement, il le remarqua. C'est d'ailleurs lui qui déclencha l'avalanche de reproches que l'avocat déversa aussitôt d'une voix froide parfaitement maîtrisée.

***

En temps normal, c'est à dire si elle avait été elle-même, la première attitude d'Elizabeth aurait été de foncer dans le tas. Sauf qu'en cet instant, elle devait se souvenir qu'elle était avant tout Emily Dickson, et ne devait surtout rien faire qui aurait pu compromettre le poste de son amie.

Heureusement pour elle et Emily, l'avocat contrarié ne connaissait pas sa collaboratrice. Vu sa colère, il aurait aussitôt fait virer cette dernière en constatant son absence non programmée.

Rongeant son frein, Elizabeth se tint donc silencieuse jusqu'à ce qu'il ait fini de la mettre plus bas que terre. Et puis, justement, ce fut le silence. L'avocat la fixait bizarrement. Manifestement, il attendait quelque chose d'elle. Pensant avoir le temps de répondre, elle le laissa mijoter, mais il explosa avant qu'elle ne lui assène une petite phrase assassine dont elle avait le secret. Le genre de phrase dont vous ne saviez pas si c'était du lard ou du cochon, et qui vous laissait le cul entre deux chaises, en général. Du correct, mais ambiguë.

— Est-ce trop demander que vous vous bougiez pour me donner le bon dossier ? Ou est-ce que je dois le chercher moi-même ?

— Je vais le chercher, Monsieur.

— Maître.

— Pardon ?

— Maître. Quand on parle à un avocat, on dit « maître ».

Elizabeth resta sans voix devant l'ego de ce type qui ne devait pas être beaucoup plus vieux qu'elle. C'était vrai qu'Emily n'était qu'une subordonnée au service des avocats du cabinet, que ce cabinet était suffisamment important pour que les rapports hiérarchiques soient tendus, mais quand même ! C'était bon, là, non ? Il l'avait mise plus bas que terre ! L'erreur était humaine ! Et puis, il n'y avait pas mort d'homme ! Il aurait aussi bien pu l'appeler par téléphone, et elle lui aurait fait transmettre le bon dossier sans tout ce drame ! Elizabeth n'avait pas l'habitude d'être traitée ainsi. Dans l'entreprise dans laquelle elle travaillait, elle était au sommet de la chaîne alimentaire, pas en bas...

— Je vais chercher votre (fichu) dossier, « maître », crissa-t-elle dans sa barbe en se dirigeant vers les rayonnages dont elle avait admiré le parfait alignement lorsqu'elle était entrée dans le bureau d'Emily.

Paradoxalement, elle qui maniait l'art du désordre à la perfection, trouvait très satisfaisant un endroit parfaitement rangé comme celui-là. Dossier en main, elle tenta de comprendre l'erreur d'Emily. Puis, elle remarqua l'inversion des deux derniers chiffres de la série alphanumérique associée au fameux dossier. Ce genre de petit incident n'arrivait à son amie qu'en cas de stress intense. Elizabeth en déduit donc que ce « Maître », à n'en pas douter, faisait partie des requins de ce cabinet. Un de ceux qui faisaient frémir Emily.

La jeune femme sentit que l'avocat la suivait comme s'il n'avait pas confiance et qu'il s'attendait à trouver seul ce qu'il cherchait.

— Vous n'êtes pas dans la bonne rangée, entendit-elle dans son dos.

Il commençait vraiment à lui casser les pieds ! Elizabeth changea de rangée et se trouva bientôt dans le bon faisceau de chiffres, l'avocat sur les talons. Dès qu'elle commença à chercher la bonne chemise cartonnée, elle entendit derrière elle des soupirs agacés. Excédée, Elizabeth n'y tint plus. Elle se tourna résolument vers cette ombre oppressante pour lui lancer :

— Et si vous attendiez à mon bureau comme tout le monde ?

Lui ne s'était manifestement pas attendu à ce qu'elle s'arrête si brusquement, et elle n'avait pas prévu qu'il fut si près. Ils se retrouvèrent nez-à-nez. Leur position les troubla tous les deux. Lui, prit conscience que cette idiote était tout à fait son genre, et elle, que cet abruti était vraiment très séduisant. Sans jamais perdre contenance une seule seconde, il se reprit et fronça de nouveau les sourcils. La proximité physique pouvait être un atout quand on voulait écraser quelqu'un.

— Depuis quand une simple assistante juridique qui a commis une erreur peut-elle se permettre de répondre sur ce ton à un supérieur hiérarchique ? Que ferez-vous si je refuse de vous attendre, vous et mon dossier à « vôtre » bureau ?

« Non mais il se prenait pour qui, cet idiot ? Pour Dieu le père ? », pensa aussitôt Elizabeth. Elle n'avait pas l'habitude de ramper. Plutôt mourir. Elle avait même l'habitude qu'on lui obéisse. Même les plus lourds ne résistaient pas à son regard ou à ses mots tranchants. Mais ce type-là était différent. Il aimait affronter. Comme elle.

Certes, elle se trouvait en position de faiblesse – usurpation d'identité, tout ça, tout ça...-, mais elle n'allait quand même pas abdiquer pour si peu. Il suffisait d'appliquer d'autres tactiques de combat. Des tactiques moins... conventionnelles. Elle décida donc d'utiliser la bonne vieille méthode de la déstabilisation par l'inattendu.

— Que ferais-je ? répéta-t-elle presque dans un murmure avant d'attraper le col de l'avocat et de l'attirer contre elle pour l'embrasser avec fougue. Puis, elle le lâcha avec vigueur et lui colla le dossier qu'il était venu chercher sur le torse en constatant l'air ahuri du type décontenancé.

— Vous avez ce que vous étiez venu chercher, « maître », lança-t-elle avant de repartir d'un pas déterminé vers son bureau. La prochaine fois, inutile de vous déplacer. Ça n'en vaut pas la peine. Téléphonez !

Elle n'eut pas besoin de vérifier visuellement que l'avocat était parti. Le claquement de la porte suffit à le lui confirmer. Alors, Elizabeth se permit de sourire de toutes ses dents. Sa petite pique finale qui sous-entendait que le baiser n'avait pas été à la hauteur, était un petit chef-d'œuvre en soi... Elle était fière d'elle. Puis, elle se redressa brusquement. Emily ! Merde ! Elle avait embrassé un avocat de sa boite ! Et en se faisant passer pour elle ?! Comment son amie allait-elle gérer ça ?

Puis elle respira un grand coup. Emily ne le gérerait pas. Quand l'abruti se repointerait – parce qu'il reviendrait, ça c'était sûr -, il verrait la vraie Emily et ne comprendrait rien... Il n'oserait rien dire... Comment pourrait-il aborder ce qui venait de se produire ? Et quand bien même il montait sur ses grands chevaux, Emily pourrait toujours dire qu'elle était aux toilettes au moment des faits et ignorait qui avait pu la remplacer. Finalement, Elizabeth se trouva géniale et se mit à rire.


Les sœurs BennetOù les histoires vivent. Découvrez maintenant