New-York. Avril. Elizabeth.
Ce ne fut d'abord que deux bouches collées l'une à l'autre, à l'image de celles de ces acteurs qui font semblant de s'embrasser. Elizabeth était comme un chat pris dans les phares d'une voiture, ce qui était plutôt inhabituel chez elle. Elle ne se débattit pas, ne chercha pas à se dérober. Néanmoins, une parcelle de sa combativité chercha à tenir tête à l'arrogant personnage. Elle commença donc par imaginer des choses désagréables pour éviter de succomber à ce presque baiser, de se laisser emporter par ce moment plutôt agréable. En vain.
Elle fit alors ce qu'elle savait faire de mieux dans une situation pareille, elle saisit l'opportunité qui se présentait et embrassa maître Fitzwilliam Darcy sans retenue, jusqu'à ce qu'elle l'écarte avec fermeté, se souvenant brusquement d'où ils se trouvaient.
— Voilà encore plus étrange, l'entendit-elle murmurer à quelques centimètres de son visage. Cette bouche est à coup sûr celle de la fausse Mlle Dickson.
Elizabeth s'écarta légèrement pour éviter d'être tentée de renouveler le baiser. Ce qui aurait été parfaitement déraisonnable aussi tôt dans la soirée.
— Écoutez, Maître Darcy, c'est un affreux malentendu, d'accord ?! Mlle Dickson avait impérativement besoin de s'absenter, et comme nous sommes amies, et que j'étais libre, elle m'a demandé de prendre sa place pendant un bref moment. Il n'était question de tromper personne, je vous assure ! Mais vous êtes arrivé avec votre air contrarié ! Je n'ai pas osé vous contredire !
— Vous n'avez pas osé me contredire, répéta Darcy avec un petit air amusé, convaincu que cette Mlle Benton serait capable de contredire Dieu lui-même si l'opportunité lui en était donnée. Soit ! Et le baiser ?
— Le baiser ?! Le baiser ?! Un moment d'égarement ! C'est ça ! J'ai eu un moment d'égarement !
— Un moment d'égarement !?
— Oui ! Un moment d'égarement ! Ça arrive à tout le monde d'avoir ce genre de faiblesse ! Vous-même n'êtes sans doute pas à l'abri d'un tel désagrément !
— Je ne crois pas avoir jamais eu de moment d'égarement de ce genre. Par ailleurs, il semblerait que ce moment d'égarement se soit renouvelé il y a un instant. Et cela ne m'a pas paru être un désagrément.
— Ah ! Non ! Hein ! Cette fois ! C'est vous, aussi ! éclata-t-elle en reculant encore d'un pas, jugeant dangereuse la proximité de leurs deux corps. Sauf que derrière elle, il y avait un traître de mur. Elle se trouva acculée, mais pas vaincue.
— C'est moi ?!
— Oui ! Vous ! Est-ce que vous fixez toutes vos collaboratrices comme vous le faites avec moi ?! Parce que ça doit provoquer des syncopes dans tous les bureaux ! C'est indécent !
— Indécent ! Je suis indécent ?!
— Rhoo... Vous savez très bien ce que je veux dire !
— Non. Pas exactement ! lâcha-t-il avec un air amusé en posant sa main contre le mur à droite de son visage, les isolant encore plus des autres convives qui ne se préoccupaient absolument pas de ce qui pouvait bien se passer près de la fenêtre la plus à l'ouest de la pièce. Enfin, en apparence.
***
Près du copieux buffet, Amalia et Emily ne ratait rien de la scène. Elles avaient failli interrompre le baiser, mais voyant qu'Elizabeth ne semblait pas s'en offenser, elles avaient laissé couler. Maintenant, les deux jeunes femmes se disaient qu'il fallait intervenir au plus vite, car cet échange entre Elizabeth Bennet et Fitzwilliam Darcy n'avait que deux issues possibles : soit ils s'écharpaient en bonne et due forme genre pugilat, soit ils se sautaient dessus pour un corps à corps sensuel et offraient un spectacle de dépravation à tous les convives. L'une ou l'autre des situations serait des plus inconvenantes selon les deux amies.
***
— Elizabeth ? Ce monsieur t'importune ? demanda soudain une voix ferme derrière Darcy.
L'avocat se redressa en libérant de l'emprise de ses yeux sa prisonnière consentante et se tourna vers l'importun qui interrompait une discussion qui promettait d'avoir un final intéressant. Elizabeth, quant à elle, profita de l'interruption pour se glisser de côté et s'approcher du nouveau venu avec un naturel désarmant. On avait l'impression qu'elle avait l'habitude de ce genre de situation et n'en éprouvait aucune gêne.
— Geoffrey ! Pas le moins du monde ! Nous mettions certaines choses au point. C'est tout. Je crois que nous avons fini. Tu m'accompagnes au buffet, j'ai justement quelque chose à te demander ? continua Elizabeth sans plus se préoccuper de celui qu'elle venait pourtant d'embrasser devant pas mal de monde.
***
Darcy fut contrarié par l'esquive, mais n'en montra rien. Il se garda bien d'insister laissant sa proie s'éloigner avec cet avocat de chez Shuman qu'il connaissait juste de vue pour l'avoir croisé au tribunal. Pour le moment, il la laissait tranquille. Toutefois, il n'avait pas dit son dernier mot. Il allait se renseigner sur cette Mlle Elizabeth Benton. Parce qu'incontestablement, elle éveillait chez lui des sentiments très contradictoires. Une perturbation sentimentale et physique qu'il avait besoin de mettre au clair au plus vite. Voire de mettre au pas, si besoin. Il n'était pas le genre d'homme à tomber sous le charme de la première venue et encore moins d'une impertinente comme cette femme.
Il sourit en voyant le dos d'Emily Dickson disparaître par la double porte de la salle. Si l'assistante juridique croyait qu'elle allait échapper à ses questions, elle se trompait. Darcy n'était pas seulement un bon avocat, il excellait dans les interrogatoires de témoins.
***
Emily s'était éclipsée en taxi sans rien demander, soupirant de désespoir. Quelle idée avait-elle eu de demander à Elizabeth de la remplacer ?! Mais quelle idée ?! Heureusement Stan rentrait le lendemain soir. Elle aurait de quoi oublier tous ses petits tracas. La question la plus épineuse cependant demeurait sans réponse pour le moment : comment allait-elle faire pour éviter toute confrontation avec Maître Darcy au cabinet ? Demain, c'était réglé, elle était en déplacement avec un autre avocat. Mais lundi ?
Elle avait trois jours devant elle pour trouver. Un week-end pourri en perspective...
— Un problème de cœur ? demanda le chauffeur avec un sourire gentil, prêt à offrir une maxime ou deux du répertoire international de citations bidons qu'il détenait à force de côtoyer toutes sortes d'étrangers dans son habitacle.
— Oui. Mais pas du mien.
— Ah ! Alors tant mieux... Mais pourquoi cet air triste alors ?
— Parce que je suis conne... soupira Emily en perdant son regard dans le paysage urbain qui défilait lentement. Embouteillage. Évidemment. Cette soirée serait pourrie jusqu'au bout.
Le chauffeur n'insista pas. Sa sagesse populaire ne pouvait rien pour une jeune femme de cette époque, qu'il avait lui-même du mal à suivre. Il préférait définitivement transporter des vieux. C'était plus tranquille les vieux. Le seul risque était que l'un d'eux clamse avant d'arriver à destination. Ça ne lui était arrivé qu'une fois...
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Les sœurs Bennet
ChickLitCette histoire s'inspire très librement des personnages d'"Orgueil et préjugés" de la grande Jane Austen. Pas de comparaison possible, mais un roman autour des sœurs Bennet de nos jours. Cinq sœurs, cinq cœurs en quête d'amour, cinq destins romanti...