Chapitre 29 Le courroux de Mary

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Wilmington. Mai. Mary.

Mary était sans doute la fille la plus malheureuse de la terre. On ne cessait de lui mettre des bâtons dans les roues. Quand il ne s'agissait pas de ses sœurs, il s'agissait de leurs amies. Elle venait de voir Charlotte Lucas embrasser Finn à pleine bouche. Cette moche n'avait rien de plus qu'elle ! Ça n'était pas juste !

Elle, Finn ne l'avait jamais touchée. Il se contentait de discuter avec elle. Comme il l'aurait fait avec un ami, avec une sœur. Elle tentait parfois de se mettre en valeur, pour attirer son regard, lui donner des idées. Mais rien ne fonctionnait. Il demeurait de marbre face à elle. Et elle avait peur d'être plus explicite. Elle ne voulait pas perdre son amitié. Dans ce bled, elle n'avait pas autant d'amis que ça. Elle n'était définitivement pas comme ses sœurs. Elle n'attirait pas spontanément la sympathie. Loin de là.

En même temps, est-ce qu'elle cherchait des amis ? Pas vraiment. En réalité, à 22 ans, Mary ne savait pas ce qu'elle cherchait, ni même si elle cherchait vraiment quelque chose. L'amour, peut-être ? Pas si sûr... Bref. Quoiqu'il en soit, la situation actuelle entre Finn et Charlotte était intolérable pour elle.

Elle abandonna l'idée de poursuivre cet après-midi d'entraide et quitta la kermesse d'un pas rapide. Elle enjamba les minces bosquets qui environnaient le terrain où la kermesse avait été organisée et s'engouffra dans la rue principale pour rejoindre son vélo attaché à un réverbère près des marches qui menait à l'église. Mary ne possédait pas sa propre voiture. Pas les moyens pour le moment. Elle préférait dépenser son argent en cours d'art martiaux en tout genre ou en séance au club de tir. Le reste du temps, elle le passait à lire des biographies d'aventuriers et d'anciens soldats.

Parfois, il lui arrivait d'envisager d'entrer dans l'armée. Et puis, elle renonçait. Elle sentait qu'elle n'y aurait pas sa place. Elle avait un ardent désir de défendre, mais pas de combattre. Paradoxale Mary.

En attendant que des certitudes lui apparaissent enfin, elle vivait encore chez ses parents et travaillait pour le plus gros loueur de bateau du réservoir. Elle y avait intégré l'équipe de surveillance deux ans plus tôt pour un job d'été et avait fini par s'y faire embaucher définitivement quelques mois plus tard.

Les nuages qui s'amoncelaient depuis le début d'après-midi annonçaient une nuit agitée à la marina. Sans compter les possibles accidents entre des bateaux mal amarrés, il y avait toujours des petits malins que l'alcool rendaient particulièrement stupides qui venaient pour sortir sur le lac en pleine nuit et sans rien dire à personne...

Elle soupira. Elle aurait aimé être seule ce soir, mais ce ne serait pas le cas. Ce qu'elle regrettait, parce qu'aujourd'hui n'était pas un bon jour. Elle allait être désagréable, et Jarod la pipelette n'arrêterait de jacasser pour combler ses silences.

Heureusement, chez Corvet et fils, on ne lui reprochait pas de râler, ni de s'isoler. La plupart du temps, son travail l'amenait à être seule et à surveiller. En haute saison, de jour comme de nuit, elle était à la surveillance des eaux agitées du réservoir pour que rien n'arrive de fâcheux aux clients ou à celle de la marina pour personne ne s'en prenne au matériel. En basse saison, il n'y avait plus que la surveillance de nuit et, en de rares occasions, tenir le guichet de location.

En ce mois de mai, la saison haute commençait à peine à cause des fortes pluies qui se déversaient de manière assez imprévisible sur le Comté. Néanmoins, le week-end, il commençait à il y avoir suffisamment de touristes pour faire revenir Karina et Jacob pour la location, et Jarod pour compléter l'équipe de surveillance.

Jarod était un bon gars, mais pas futé. L'hiver, il travaillait au garage de M. Penicot et passait la déneigeuse sur les routes. Il vivait avec une tripotée de chiens dans une baraque qu'il avait construit lui-même sur l'unique bout de terrain que ses parents lui avaient légué en mourant. Du coup, il sentait toujours le vieux chien humide. Il se comportait avec Mary comme avec ses clébards, il parlait sans jamais attendre de réponse.

Mary dépassa sans s'arrêter l'atelier des enfants Corvet. Les jumeaux de 14 ans avaient obtenu pour leur douzième anniversaire un endroit où ils pourraient donner libre cours à leur imagination débordante en terme d'invention.

La petite cabane en bois était pourvue de larges fenêtres et d'une double porte pour permettre le déplacement des plus gros projets des deux adolescents. D'habitude, Mary passait les saluer, mais elle les avait aperçus à la kermesse derrière un stand proposant pas moins d'une dizaine de leurs créations. Il était donc inutile de s'attarder.

Elle s'arrêta près de l'escalier qui menait à l'agence de location et de surveillance, et attacha solidement son vélo en dessous. Un an plus tôt, des petits malins le lui avaient volé. Elle avait dû revenir à pied à l'aube, n'ayant pas osé réveiller ses parents pour qu'on vienne la récupérer à une heure aussi matinale. Depuis, elle faisait attention.

La jeune femme entra dans la boutique de location et constata l'absence de Karina et Jacob, les deux autres employés de Corvet. Elle ne s'inquiéta pas. Ils devaient être en train de se bécoter dans la réserve. Ça n'était un secret pour personne que ces deux-là passaient leur temps à se ventouser à la moindre occasion pendant la haute saison. Mary se demandait pourquoi ils ne se mettaient pas en couple, tout simplement, au lieu de faire profiter tout le monde de leur désir. Ils travaillaient tous les deux dans deux villes différentes pendant le reste de l'année, mais franchement, pas si éloigner pour justifier qu'ils ne puissent pas s'arranger pour vivre ensemble.

Mary avait une théorie, bien sûr. Elle pensait que le fait de ne pas vivre leur amour dans la légalité, les excitait. Elle les voyait bien s'imaginer être Roméo et Juliette, alors que personne ne leur aurait jamais reprocher de s'emballer. Et ce, même si Karina était issue de la petite communauté asiatique du coin, et que Jacob avait des origines juives avérées. Pourquoi les habitants de Wilmington se seraient arrêtés à ce genre de détails pour se détester quand ils avaient à leur disposition tout le reste. Tout le reste voulant dire, la moindre peccadille.

Mary appuya résolument sur la petite clochette du comptoir pour indiquer aux deux amants qu'il y avait un autre être humain dans les parages, puis monta vers l'espace réservé à l'équipe de surveillance en espérant ne pas les trouver imbriqués l'un dans l'autre sur l'une des consoles de commande. Elle avait eu son compte de scène dégoûtante pour la journée.


Les sœurs BennetOù les histoires vivent. Découvrez maintenant