Chapitre 9 Trahison et culpabilité

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Wilmington. Avril. Jane.

L'écurie était presque vide en ce samedi après-midi ensoleillé. Beaucoup de cavaliers étaient venus profiter des premiers beaux jours pour se promener ou s'exercer avec leur monture personnelle ou avec les chevaux du centre.

Jane s'activait dans une stalle. Elle aimait les chevaux, et les chevaux aimaient Jane. C'était ainsi. Là où certains voyaient des animaux craintifs et effrayants, elle, elle ne voyait que majesté et intelligence. Depuis toujours, elle les préférait aux hommes. Et elle avait eu raison. Les chevaux, au moins, ne tentaient pas de profiter de vous sans rien donner en échange. Ils étaient généreux et parfois farceurs. Il ne leur serait pas venu à l'idée de vous planter à une semaine du mariage en batifolant avec une pouliche plus voluptueuse. Parce que c'était exactement ce qu'avait fait Philip Newell à Jane Bennet. Le drame s'était joué voilà deux semaines maintenant.

Le week-end dernier, à l'heure où ils auraient dû échanger leurs vœux, Jane s'était isolée pour pleurer. Malgré tout le soutien qu'elle recevait de ses proches, la rupture, la sensation d'échec qui en découlait, et cette culpabilité inhérente aux innocents que la naïveté aveugle, lui broyaient le cœur.

Le moment où sa vie avait basculé dans le cauchemar repassait sans cesse dans son esprit comme une pellicule sur un « repeat » impossible à arrêter. Elle se revoyait dans sa magnifique robe qu'elle avait revêtu pour les dernières retouches. Robe qui lui avait coûté une petite fortune, compte-tenu de son salaire. Sous l'œil avisé d'Elizabeth, et de sa meilleure amie, Charlotte, Jane souriait de toute cette blancheur virginale.

Quand, soudain, la première avait lancé une bordée de jurons sonores et inappropriés dans cette boutique où luxe et sérénité transpiraient même dans les accroches de rideaux.

Le temps s'était arrêté.

Elizabeth avait juré. Charlotte s'était penchée aussitôt sur le smartphone pour comprendre et avait eu un « Oh ! Mon Dieu ! » pathétique et annonciateur du pire. Jane avait soupçonné qu'une météorite était prévue pour le jour de la cérémonie.

C'était pire. Bien pire. Parce qu'une météorique avait quelque chose d'inévitable que ce que Jane s'apprêtait à apprendre n'aurait jamais : la trahison ultime de l'être aimé.

Elizabeth, que la nature avait oublié de doter de tact et de délicatesse, s'était alors déplacée jusqu'à elle pour lui montrer l'objet de toute sa fureur : une photo du futur marié en plein bouche à bouche avec une bombe latine aux seins démesurés. Et oui, Jane les voyait très bien, puisque les mains de Philip étaient dessus. C'est sûr qu'avec son petit bonnet b, et sa blondeur diaphane, Jane Bennet ne pouvait rivaliser côté volcanique.

Elizabeth s'était immédiatement proposée d'aller « castrer cet enfoiré ». Mais à quoi bon ? Le mal était fait. Le monde de Jane venait de s'écrouler comme un mince château de cartes sous le coup d'un vent furieux. Elle se souvenait parfaitement de l'impression qu'elle avait eu à cet instant. Les miroirs de la boutique qui semblaient refléter l'immensité de son bonheur avaient disparu pour ne montrer que le vide de ce qui lui restait désormais. Un néant. Il ne restait rien de ce qu'elle pensait construit sur l'amour et la confiance. Elle avait alors réalisé son incroyable sottise, son erreur fatale, et la précarité des relations amoureuses.

Néanmoins, sur l'instant, elle avait réagi avec beaucoup de sang-froid. Elle avait ôté la robe déjà payée, avait demandé à ce qu'on la lui emballe, puis s'était rhabillée sous l'œil inquiet de sa sœur et de son amie. Toutes deux la connaissaient suffisamment pour savoir que l'effondrement aurait lieu dès qu'elle se sentirait en milieu familier.

Sa lèvre tremblait dans le taxi. Ses mains s'étaient mises à s'agiter dans l'ascenseur. Elle titubait en entrant dans son appartement. Enfin, elle aurait dû dire « dans leur appartement », tant Philip y avait posé sa marque par petites touches. Elle avait réussi à aller jusqu'à la chambre. Là, elle s'était effondrée en pleurs sur le lit, bras en croix, et visage contre le drap.

Charlotte s'était empressée de la consoler. Pas Lizzie. Elle, elle avait fait quelque chose qui lui avait paru essentiel en cet instant. Parce qu'elle connaissait bien Jane. Parce qu'elle avait peur pour Jane. Parce qu'elle était furieuse.

Elle avait donc commencé par s'attaquer aux fringues de Philip, qui étaient passées des placards à des sacs poubelle en moins de deux. Ensuite, elle avait cherché et trouvé tous les objets qui lui appartenaient spécifiquement : sa collection de cartes de baseball à laquelle il tenait comme à la prunelle de ses yeux, ses livres, ses affaires de sport, de toilette, sa tasse à café... Enfin, toutes les choses qui étaient venues, peu à peu, phagocyter l'appartement de Jane.

Elizabeth l'ignorait, mais Jane était consciente du service qu'elle lui avait rendu en se déchaînant de la sorte. L'entreprise d'effacement avait permis à Jane de ne pas sombrer, et surtout de ne pas se laisser attendrir par le salaud qui venait de lui briser le cœur. Sa sœur lui avait aussi permis de réfléchir plus sereinement en faisant barrage.

Car après cet épisode pilote désastreux annonçant sa nouvelle vie, Jane s'était retrouvée face à un énorme dilemme : devait-elle tenter d'oublier en se noyant dans le travail ? Ou devait-elle, au contraire, ne rien changer à ses plans initiaux ? C'est-à-dire, prendre un mois de vacances à partir de la date du mariage ?

Jane travaillait comme conseillère financière dans une grosse entreprise. Attention, elle ne faisait d'optimisation fiscale que pour de petits clients. Les gros contrats étaient l'apanage d'autres collaborateurs de l'équipe, beaucoup plus agressifs qu'elle.

Néanmoins, si certains la trouvaient trop « gentille », ils n'en reconnaissaient pas moins ses compétences et son utilité. Car, si elle n'avait pas été là, qui se serait occupé de ces « petits » clients sans intérêt ?

Quoiqu'il en soit, elle avait prévu, avec ses employeurs, de rattraper tous ses congés non pris, accumulés ces dernières années, pour profiter de son futur époux durant une lune de miel bien méritée.

La brusquerie d'Elizabeth avait convaincu Jane de conserver ses congés pour se remettre. Il lui fallait un temps de repos, loin de l'appartement, loin de New-York. Rejoindre Wilmington pour se réfugier chez ses parents ne lui avait pas paru être un échec, mais un baume dont elle avait besoin pour cicatriser. Ce cocon lui était aussi vital que l'oxygène dans l'air. Il lui fallait la solidité de cette famille quels qu'en soient ses particularités, et le bruit incessant qu'elle produisait.


Les sœurs BennetOù les histoires vivent. Découvrez maintenant