Chapitre 84 La force des sœurs

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Wilmington. Hiver. Elizabeth & ses sœurs.

Elizabeth rangeait les derniers échantillons sur les étagères de l'atelier. Paul et Kelly étaient déjà partis. Il ne restait qu'elle à cet étage de l'entreprise. La nuit était sur le point de tomber, et la soirée s'annonçait plutôt clémente pour la saison.

La perspective de se retrouver seule dans son appartement n'enchantait guère la jeune femme. C'était la raison majeure qui la poussait à prendre son temps pour partir. En temps normal, elle serait allée au bar de Charlotte et se serait tapée l'incruste. Mais elle n'avait pas envie de discuter. Ni avec Charlotte, ni avec Jane, qui l'une comme l'autre ne comprenait pas qu'elle ne veuille pas savoir pourquoi Darcy n'avait pas cherché à la joindre depuis son départ en catimini après avoir appris la conduite de Lydia.

Elle n'avait pas besoin de demander. Elle savait pourquoi. Elle ne lui en voulait même pas.

Elizabeth soupira et attrapa finalement son sac posé sur un fauteuil. Elle n'avait plus rien à faire ici. Elle n'allait quand même pas se mettre à ranger tout l'atelier ?! Ça serait suspect, et ses collègues ne manquerait pas de faire des remarques. Ils soupçonnaient déjà quelque chose, mais n'osaient poser de questions face au regard sombre de la jeune femme. À eux non plus, elle n'avait rien envie de dire.

Elle sortit de l'ascenseur en s'apprêtant à saluer le vigile de nuit, quand elle s'arrêta au milieu du hall. Sur l'un des bancs qui jalonnaient la grande façade vitrée de l'entreprise, Jane et Lydia était assises sagement. Elles se levèrent en la voyant.

— Je vous aurais bien dit qu'elles étaient là, mais elles m'ont interdit de le faire.

— Ça ne fait rien, M. Stavak. Je vous en débarrasse, dit simplement Elizabeth, tandis que ses sœurs s'arrêtaient devant elles.

— Tu l'en débarrasses ! Tu l'en débarrasses ! On n'est pas des colis de nourriture avariée ! s'exclama Lydia.

— Non. Tu as raison ! Vous êtes pires ! La peste et le choléra ! dit Elizabeth en se dirigeant vers la sortie en sachant qu'elle n'arriverait pas à se débarrasser de ses sœurs aussi facilement. Au moins Jane. Lydia était moins habituée à son caractère.

— Tu veux être la peste ou le choléra, Lydia ? Moi, je me vois bien en choléra, personnellement, dit Jane en souriant à sa cadette.

— Bon, ben, va pour la peste, alors, répliqua Lydia en entrant dans son jeu.

Jane l'avait prévenue que ce ne serait pas facile de rattraper Elizabeth, qu'il allait falloir être persévérant, mais qu'elles y parviendraient, parce qu'elles étaient des sœurs Bennet, et que les sœurs Bennet se soutenaient les unes, les autres. Quand bien même on s'affrontait parfois.

En fait, l'expédition d'origine avait été montée par Lydia elle-même, qui avait voulu retourner à New-York affronter Newell face à face. Elle avait réfléchi à ce qu'avait dit Elizabeth sur son consentement lors des soirées avec Newell. Elle n'avait aucun doute sur le fait qu'elle était d'accord pour tout ce qui avait été fait et qu'elle ne le regrettait pas.

Newell avait été son premier homme. Fairfield son second. Et tous les deux avaient été, somme toute, assez conventionnels dans leur approche de la sexualité. Ils n'avaient rien demandé qu'elle n'ait déjà expérimenté. Rien qu'elle n'ait pas eu envie de faire. Cependant, elle reconnaissait que si ça n'avait pas été le cas, il était peu probable qu'elle s'en soit sortie indemne.

Bien que Lydia n'ait jamais eu sous sa coupe que des adolescents plutôt bien élevés et loin des clichés - Aucune brute épaisse. Aucune meute de hyènes en rut. Aucun sociopathe en manque -, et que le viol ait toujours été pour elle un concept flou, éloigné en ce qu'il représentait de violence, de peur et de souffrance, elle avait toujours su que certains critères devaient être pris en considération en termes de sexualité débridée : protection en premier lieu, pas de d'alcool et de drogue au point de ne plus savoir où l'on habite, un partenaire connu depuis plus d'une heure.

Avec ces trois règles, elle avait toujours cru qu'elle était en relative sécurité. Elle voyait bien maintenant qu'il n'en était rien. Elle avait repensé à la réflexion de Kyle, le cousin d'Amy, lors de la première vraie soirée à New-York. Il aurait pu avoir raison. Ça aurait pu très mal tourner. Et en l'occurrence, c'était la présence de Newell qui l'avait préservée d'un gros problème en fin de soirée. Quant à l'« audition », là encore, ça aurait pu être bien pire si Newell l'avait voulu.

Il était évident pour elle maintenant, qu'avant de se comporter en pervers avec elle, il avait surtout cherché à se venger de Jane et Elizabeth à travers elle. Il ne lui avait pas vraiment voulu de mal. Il s'était amusé sans vrai volonté de lui nuire personnellement.

Catherine avait tort quand elle disait qu'il l'avait « salie ». Ce que Newell voulait, c'était salir sa famille. Il se doutait qu'elle, Lydia, elle s'en foutait d'être filmée avec deux mecs dans un pieu. Des sexe-tapes, ça n'est pas ce qui manquait sur les réseaux. La sienne n'avait rien d'exceptionnel, ni de particulièrement choquant. Si ce n'est qu'elle n'était pas encore considérée comme étant en capacité d'avoir une vie sexuelle. Elle vomissait l'hypocrisie de la morale bourgeoise qui interdisait, pour soi-disant protéger, mais n'empêchait, ni l'inceste, ni le viol conjugal, et fermait les yeux sur un certain nombre de choses immorales.

Bref, Lydia avait juste eu envie de dire « merde » à Newell. Non pas parce qu'il l'avait « baisée » pour parler vulgairement, mais parce qu'il avait menti en lui parlant d'amour, alors qu'il n'y avait aucune nécessité à le faire pour l'avoir dans son lit. Elle voulait lui dire que c'était un « connard ». C'est tout.

Catherine et Jane avaient deviné ses intentions. Ce qui n'était pas bien difficile, en réalité. Lydia était un livre ouvert quand on prenait le temps de l'observer.

Jane avait compris que Lydia n'était pas confuse, mais qu'elle avait quand même besoin de la confrontation avec Newell, maintenant qu'elle avait tous les éléments pour comprendre la situation. Toutefois, cette confrontation ne devait pas se faire dans n'importe quelle condition.

Or, l'aînée avait bien réfléchi à un moyen de mettre Newell hors-jeu sans le faire « disparaître » dans le désert. Elle avait fomenté un plan avec Mary et Catherine, dont le concours était essentiel, mais dont le pivot central était Lydia.

Quand elle l'avait exposé, la petite dernière s'était renfrognée. Il n'était pas dans ses habitudes de mentir. Jane avait alors ri à gorge déployée. Lydia voulait devenir actrice, mais ne voulait pas mentir ! Mise devant la contradiction évidente de ses réponses, la jeune fille avait bien dû admettre qu'elle ne voulait pas accuser à tort un type, même si ce type était un sale con.

Il avait fallu que l'aînée abatte ses dernières cartes. C'est à dire les vraies raisons de son plan « machiavélique ». Certes, elle voulait que Newell oublie la famille Bennet, et Lydia en particulier. Mais pas seulement. Elle voulait libérer Fitzwilliam Darcy de la mission qu'il avait endossée de lui-même pour préserver la famille de celle qu'il aimait, mais à laquelle il était prêt à renoncer. Car Charles Bingley avait révélé la vérité à Jane. Et au nom de l'amour qu'elle avait pour sa sœur presque jumelle, Jane ne pouvait accepter ce sacrifice.

C'est ce dernier argument qui avait convaincu Lydia. La jeune fille voulait vivre sa vie, mais pas au prix de celle de ses sœurs.


Les sœurs BennetOù les histoires vivent. Découvrez maintenant