Chapitre 52 Le mal intérieur

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Wilmington. Juin. Jane.

Jane avait mal, et pas seulement physiquement. Bien sûr, sa jambe la démangeait, la lançait, et les multiples blessures, même superficielles, se rappelaient à son bon souvenir dès qu'elle cherchait à faire un effort, mais la douleur la plus importante était psychique.

Elle n'avait pas eu conscience d'avoir eu un accident puisqu'elle était plongée dans son téléphone quand c'était arrivé. Elle n'avait pas vu la voiture foncer sur elle comme l'une des survivantes qui en faisait des cauchemars toutes les nuits. Elle n'avait pas senti la mort la frôler de si près que son souffle la hanterait chaque instant. Non. Jane n'avait que la perte.

La perte de son téléphone, et la perte de celui qui la faisait sourire à l'autre bout du fil. La perte des bonheurs à venir. La perte de la vie simplement. Cette sensation la perturbait en permanence. Elle avait désormais une conscience aiguë de l'imminence de la mort et de son injustice. Elle ne frémissait pas pour elle, mais pour les autres.

Elle craignait pour Charles, et les multiples déplacements qu'il s'imposait à cause de sa convalescence à Wilmington. Pour ses parents qui vieillissaient et ne prenaient pas toujours soin d'eux. Pour Elizabeth et son deux-roues infernal. Pour Kitty et son innocence naïve. Pour Lydia et sa témérité aventureuse. Pour Mary aussi avec ce job qui pouvait la mettre en danger.

Jane avait mal d'imaginer la perte de tous ces êtres chers. Elle ne parvenait pas à se raisonner. C'était plus fort qu'elle. Ça lui pressait le cœur et l'étouffait. Ça la rendait fébrile et l'angoissait. Pourtant, elle sut porter un masque de sérénité pendant un moment, parce qu'elle se trouvait déraisonnable et ne voulait pas inquiéter sa famille. Et puis, arriva un week-end où la disparition momentanée d'Elizabeth Bennet pendant quelques heures fit l'effet d'une bombe.

***

— Tu es sûre qu'elle est partie en fin d'après-midi ? demanda Jane à Charlotte qui se trouvait encore à New-York.

— Oui. Elle est partie il y a plusieurs heures. Mais pourquoi tu t'inquiètes autant ? Tu la connais. Elle s'est sans doute arrêtée en route pour faire une petite pause-pipi ou pour s'envoyer un soda.

— Tu as raison... mais si...

— Hé ! Jane ! Tout va bien. Elizabeth va bien, j'en suis sûre !

— Comment tu peux être sûre ? Comment ? Alors non ! Tout ne va pas bien ! Elizabeth est peut-être en train d'agoniser dans un fossé sous une pluie battante ! Ils ont annoncé de gros orage entre ici et New-York ! Alors non ! Tout ne va pas bien ! Tout ne va pas bien du tout ! Elle ne répond pas au téléphone et ...

Chose extrêmement rare, la voix de Jane était montée dans les aigus au point d'alerter ses parents et ses sœurs qui, jusqu'à présent, vaquaient à leurs occupations avant de dîner. Tous arrivèrent dans la chambre de Jane en se bousculant.

Mme Bennet avait parfaitement entendu les paroles de sa fille aînée et sentit l'angoisse exploser au fond d'elle. Est-ce que l'on pouvait effectivement être sûr qu'Elizabeth allait bien ? Pourquoi ne répondait-elle pas au téléphone ? Elle avait un équipement spécial pour communiquer sur sa moto. Cette inquiétude paralysa momentanément Mme Bennet.

— Jane ! lança contre toute attente son père en lui prenant son téléphone. Charlotte, elle te rappellera plus tard. Ne t'inquiète pas.

M. Bennet s'impliquait rarement dans les conflits familiaux. Il laissait les sentences et jugements à sa femme, qu'il estimait bien plus apte à gouverner leurs filles. Toutefois, les répercussions de la rupture de Jane, combinées à la peur causée par l'accident, avaient eu un drôle d'effet sur cet homme calme et lunaire d'ordinaire. Il avait lui-aussi ressenti avec acuité la finitude des choses.

Bien sûr, de par ses observations botaniques, il avait, plus que tout autre membre de cette famille, conscience du temps qui passe et échappe aux contraintes terrestres que les hommes s'imposent. Le cycle de la nature, même perturbé par l'activité humaine, persiste et continue sa progression vers l'inéluctable. Mais si la floraison et le dépérissement d'une plante éveillait son intérêt scientifique, la disparition d'un être cher était une tout autre affaire.

Il avait ressenti la peur, et surtout la tristesse de la potentielle perte de son enfant. Pas de manière aussi viscérale que Mme Bennet cependant. Mais tout de même, suffisamment pour que face à Jane au bord de l'hystérie, il s'implique soudain, montrant de manière inattendue, son visage de pater familias.

Et puis, Jane était si parfaitement conforme à son idéal féminin : intelligente, douce, gentille et attentionnée, qu'il ne pouvait tolérer de la voir basculer dans l'excès inverse. Il avait assez de Mme Bennet, d'Elizabeth, Lydia ou de Mary pour remuer la famille entière de leurs gesticulations et discussions dynamiques et épuisantes.

Il avait donc pris le téléphone d'autorité et laissé Mme Bennet enlacer sa fille pour la calmer. Puis, le cas d'Elizabeth provisoirement mis de côté, il avait emmené Lydia et Kitty du côté de la cuisine pour s'occuper du dîner, car à bien y réfléchir, il n'avait pas la moindre idée de ce qu'il pourrait faire seul dans cette pièce, à part ouvrir une boite de biscuit, bien entendu. Ce qui, il en était conscient, ne suffirait pas à nourrir sa progéniture, notamment Lydia.

***

Elizabeth laissa son casque et son blouson dégoulinants sous le porche de la maison, avant d'entrer. À peine lança-t-elle un « je suis arrivée » en posant son sac qu'elle vit surgir sa sœur Jane, qui claudiqua vers elle de manière grotesque pour finir par se jeter sur elle.

— Jane ?

— Tu étais où ? Tu étais où ? J'étais tellement inquiète ! Et tu ne répondais pas ! Et puis tu...finit Jane dans un sanglot, le nez dans les boucles désordonnées de sa sœur.

Elizabeth lança un regard interrogateur à sa mère qui suivait Jane, avec beaucoup plus de calme cependant, mais qui n'eut qu'un haussement d'épaules à offrir en réponse à sa seconde fille.

— Jane ? Je ne sais pas ce qui se passe, mais il faut que tu arrêtes de pleurer... Tu m'inquiètes...

— C'est de ta faute ! chouina Jane en frappant sur l'épaule de sa sœur de sa main abîmée avant de grimacer.

— Mais Jane...

— Pourquoi tu ne répondais pas ? Hein ?

— Ma batterie de téléphone est déchargée. Je crois qu'il va falloir que j'en change... Mais...

— Et bien, je crois qu'Elizabeth est en un seul morceau, Jane. Nous allons pouvoir dîner tranquille. Tu vas te rafraîchir seule ou tu as besoin d'aide ?

Jane s'essuya le nez sur sa manche de sweat d'une manière peu élégante avant de répondre qu'elle se débrouillait. Elizabeth la regarda partir avec incrédulité, avant de s'adresser à sa mère en murmurant.

— C'était quoi ça ?

— Ça, c'était la nouvelle Jane, toute cassée, même de l'intérieur.

— Merde... Vous avez prévenu le psy ?

— Non. Pas encore. Nous allons attendre que le week-end passe. Elle va parler avec toi. Ce sera déjà bien. Ensuite, nous verrons. Mais, jeune fille, cela ne va pas te dispenser de trouver une excuse pour ton retard. Je me suis fait un sang d'encre.

— Maman. On est bien d'accord que si Jane n'avait pas fait une crise, tu n'aurais rien remarqué, n'est-ce pas ?

— Qu'est-ce que tu sous-entends ? Que je suis une mauvaise mère ? s'exclama Mme Bennet les mains sur les hanches.

Elizabeth sourit largement avant de répondre en embrassant sa mère sur le front : « la pire que je connaisse. Mais je ne t'échangerai pour rien au monde. »

— Mauvaise fille.

— La pire aussi, sans aucun doute, répliqua Elizabeth qui changea brusquement de sujet, le nez en l'air et un sourire aux lèvres. Ça sent la patate chaude ?! Tu as fait de la purée ? ajouta-t-elle en récupérant son sac.


Les sœurs BennetOù les histoires vivent. Découvrez maintenant