Chapitre 48 ... Et tout est dépeuplé

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New-York. Juin. Elizabeth.

Elizabeth détestait les hôpitaux. Elle détestait tout ce qui avait un lien avec la maladie et la mort. Elle fuyait autant que possible ce genre d'endroit où la misère du monde la frappait de plein fouet et ne la lâchait plus. L'odeur de produit chimique mêlé aux effluves de maladie et de vieux café la rendait nauséeuse.

Pourtant, elle venait chaque matin avant d'aller travailler. Elle passait pendant sa pause déjeuner et revenait le soir pour une heure ou deux avant de rejoindre son appartement sombre et silencieux.

Finalement, quitter Harry Chapman avait été plus simple que prévu. Elle ne s'était plus posée de questions. Elle avait juste passé un coup de fil, déconnectée de ce que pourrait penser l'avocat. Elle lui avait rendu sa liberté sans donner aucune explication, avant de raccrocher face au silence quelque peu surpris à l'autre bout de la ligne. Elle ne se sentait pas obligée de donner une raison ou d'argumenter. Elle se fichait de ce qu'allait penser Chapman. Elle se fichait de Chapman.

Elle n'avait plus qu'une chose en tête : Jane. Jane étendue dans un lit d'hôpital, inconsciente. Entre la vie et la mort. Sa Jane sur le fil. Sa Jane peut-être perdue dans les méandres d'une agonie silencieuse. Elle en avait le cœur broyé, et l'âme déchirée. Mais elle se tenait debout, droite et forte, prête à se battre pour donner le change et ne pas s'effondrer face à sa famille bien plus fragile qu'elle.

Elle attrapa la main blanche presque diaphane de sa sœur et la porta à ses lèvres dans la pénombre de cette chambre, dont le silence était seulement perturbé par les cliquetis et bruissements des appareils reliés au corps meurtri de Jane.

— Jane, tu dois t'accrocher, d'accord ? Parce que la vie sans toi serait trop fade. Sans saveur. Le monde serait moins beau. Les fins de semaines sans attrait. La musique de l'existence serait discordante. Jane. Je sais que tu m'entends. Tiens bon. Je suis là pour toi. Près de toi. Je ne vais pas te lâcher avant que tu n'aies ouvert tes foutus beaux yeux.

— Bon sang, Elizabeth ! Qu'est-ce que je vais bien pouvoir ajouter maintenant ! Tu m'as pris toutes les bonnes répliques ! se lamenta Charles qui venait de rentrer sans bruit dans la chambre avec un café fumant.

— Si tu ne sais pas quoi dire de plus, c'est que tu n'as rien à faire ici... répliqua l'intéressée sans sourire, ni regarder l'homme qui se tenait maintenant de l'autre côté du lit d'hôpital.

Elle ne vit pas la crispation de Fitzwilliam Darcy, resté debout près de la porte, mais elle la sentit. Elle s'en fichait. Elle n'avait pas de tact déjà en temps normal. Alors dans une situation telle que celle-là...

— Tu as raison, Elizabeth, mais je suis tellement désespéré... Je suis égoïste. Je l'aime tant ! Mais en cet instant, j'ai l'impression que je ne dis cela que pour moi. Parce que notre histoire vient à peine de commencer et qu'elle promet tant de bonheur que je ne peux accepter qu'elle ne se poursuive pas.

— Alors dis-le-lui. Elle t'entend. Elle sent ta main dans la sienne.

— Rien ne prouve que... commença Fitzwilliam en s'approchant.

Elizabeth l'interrompit en levant une main autoritaire devant lui tout en l'entraînant dans le couloir. Charles eut juste le temps d'entendre un : « Pas un mot, M. Darcy ! » dit d'un ton péremptoire alors que la porte se refermait.

Pendant une brève seconde, il plaignit son ami qui allait encore se prendre un savon de la part de la plus énergique des sœurs Bennet. La seconde suivante, il pensa à cette même sœur qui n'allait pas non plus être en reste, connaissant Darcy. Puis, le silence de la chambre lui rappela qu'il était enfin seul avec la femme qu'il aimait.

Peu importait le reste. Il savait bien que le monde continuait de tourner. Mais pas le sien. Le sien s'était arrêté deux jours auparavant, juste après avoir entendu au téléphone, le « Jane a eu un accident. » de Mme Bennet.

Il était en plein dîner avec ses parents qui tournaient autour du sujet qui leur brûlait les lèvres. Les sœurs Bingley n'avaient pas manqué de parler de Jane à leur retour de leur voyage à Wilmington, et les parents cherchaient à en savoir plus en ayant l'air de ne pas y toucher.

Et puis, Charles avait jeté un œil à son téléphone qu'il avait laissé sur silencieux. Il attendait que Jane reprenne la discussion qu'elle avait laissé en suspend dans l'après-midi pour une raison qu'il ignorait, mais qui ne l'inquiétait pas. Après tout, elle aussi avait des journées bien remplies à chercher du travail.

C'est lorsqu'il avait vu une dizaine de messages, plusieurs appels manqués et des notifications en pagaille qu'il comprit qu'il était arrivé quelque chose.

Lorsqu'il avait entendu les mots de Mme Bennet. Lorsqu'il les avait compris, il était devenu si pâle que ses parents s'étaient tous les deux levés pour le soutenir. Devant la gravité de la situation, ils avaient réalisé la force de l'attachement qui liait leur fils à cette jeune femme dont ils ne connaissaient encore rien.

Dans le taxi qui l'amenait à l'hôpital, il avait prévenu Darcy. Bien que ne portant pas la famille Bennet dans son cœur, Fitz avait été choqué de savoir que Jane faisait partie des victimes de cet accident qui avait fait la une du journal du soir. L'avocat avait proposé son aide. Il s'était comporté comme un ami sur qui on pouvait compter, comme toujours.

Et maintenant, Charles était là, dans cette chambre anonyme, froide et impersonnelle, à regarder la femme qu'il aimait. Son beau visage tuméfié. Son crâne rasé enrubanné de bandages. Raccordée aux machines qui l'environnaient avec des tuyaux et des aiguilles. Il avait mal pour elle. Il avait le cœur dans un étau. Il était malheureux.

— Jane. Je t'en prie, ne me laisse pas là comme un vieux sac inutile. Tu ne peux pas disparaître si tôt. Pas déjà. Alors que nous commençons à peine à découvrir combien nos existences liées l'une à l'autre seront jalonnées de bonheurs infimes ou immenses. Je t'aime, Jane. Je t'aime. Je ne peux pas dire plus. Ces quelques mots suffisent. Le reste n'est que fioriture. Je t'aime, Jane. Ne me quitte pas, finit-il en posant son front sur la main qu'il tenait avec ardeur.

— Nous mourrons tous un jour, tu en es conscient ? dit alors une petite voix chevrotante asséchée par deux jours d'inaction.

— Jane ? Jane ! Jane ! Tu es réveillée ! Tu es...

— Chut ! Moins fort, idiot ! J'attendais que ma sœur sorte, pour t'avoir à moi toute seule... mentit-elle doucement, alors qu'elle avait eu tant de mal à reprendre ses esprits.

Un sourire magnifique aux lèvres, Charles serra aussi délicatement que possible la jeune accidentée. Il fourra son nez dans son cou et resta dans cette position peu confortable pendant quelques minutes.

Jane se contenta de poser sa main sur son bras. Elle n'avait pas la force de faire plus. Mais elle souriait. Et son cœur s'affola. Ce qui fit biper les machines plus que de raison, dénonçant son bonheur retrouvé. La porte s'ouvrit à la volée sur une infirmière qui, voyant le spectacle, s'arrêta une seconde avant d'aller séparer les amoureux.


Les sœurs BennetOù les histoires vivent. Découvrez maintenant