Chapitre 1 [Jai]:

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Quand je ne sens plus mes doigts, je décide de rentrer. Il va être six heures du matin, il fait encore nuit et le froid me glace les poumons à chaque inspiration. Vivre est douloureux. Par chance, je ne travaille pas aujourd'hui, même si je ne vois aucune différence entre les jours de travail et de repos, je manque de sommeil en permanence. Volontairement. Le sommeil est source d'angoisse, de souvenirs et de cauchemars.

La privation prolongée de sommeil est dangereuse, mais à force, elle fait oublier.

A côté de moi, Shannon est couché sur le muret glacé, le bras sur le visage, si bien que je ne sais pas s'il dort ou non. J'ai mis quelques minutes à me rendre compte que le programme de ma soirée avait changé quand il est venu s'asseoir pour me proposer un café. Je n'ai pas compris pourquoi il m'avait choisi moi. Il aurait dût aborder une fille plus jolie, plus joyeuse, plus âgée. Mieux que moi. Je n'ai pas été d'une bonne compagnie, et il n'en a pas été une bonne non plus, mais savoir qu'il est là m'apporte bizarrement un soutien, comme une bouée en pleine mer déchainée.

Une bruine fine se met à tomber, refroidissant encore plus mon corps, et je tends la main pour le réveiller, lui secouant doucement l'épaule. Il grogne et manque de se casser la figure en se retournant. Ses yeux bruns me fixent, un peu perdu, et il se relève en grognant.

- Merde! J'ai dormi combien de temps?

- Au moins une heure...

Je souris un petit peu, et me lève en dégourdissant mes jambes endolories. Trop de temps passé sans bouger. J'ai un peu moins d'une heure de route pour rentrer chez moi, dans le nord de la capitale qui commence à s'éveiller.

- Tu veux que je te raccompagne chez toi? Demande-t-il en sortant ses clés de voiture.

La solitude ou la gratitude? J'hésite. D'habitude, j'évite le moindre contact, que ce soit avec des inconnus ou mes collègues. Shannon ouvre la portière d'une petite Clio bleu foncé, attendant une réponse qui ne vient pas. Il a encore l'air tout ensommeillé, et lui aussi a besoin d'une bonne nuit de sommeil, à l'abri des démons qui dorment dans sa tête.

- Je veux bien.

- Allez monte, je crois que mes orteils ont gelés, ces enculés.

Je ris, et nous quittons ce parking glacial pour reprendre les rues de Londres. Il n'a pas allumé la radio, et le silence est reposant, et je commence à somnoler quand la chaleur m'entoure. Finalement, je vais peut-être dormir un peu. Je me réveille en sursaut quand Shannon abat sa main sur ma cuisse, et il ricane quand je me relève brusquement en grognant.

- Tu habites où?

- Oh... sur Harrison Street... un peu après l'hôpital pour enfants, si tu connais.

- On va bien trouver, dit-il en haussant les épaules.

Et oui, avec mes indications un peu confuses, nous y arrivons silencieusement. Mon horrible voisine est déjà dehors en pantoufles, promenant son caniche puant et bruyant, et elle me jette un regard en coin quand elle me voit descendre de la voiture. C'est une vraie commère, on peut compter sur elle pour être au courant des derniers potins de tous les voisins de la rue. Elle connait nos secrets avant que nous les connaissions nous-mêmes.

- Bon... et bah, merci, dis-je, gênée.

- J'ai froid, grogne-t-il en retour. Tu as du café, chez toi?

Bien obligée d'avoir du café, le quotidien est un cas de force majeur. Je suis la seule à en boire chez nous, ma meilleure amie, Cyan, préfère le cacao. Je hoche la tête, amusée, et lui fait signe de venir. Je ne sais pas si c'est une bonne idée, à vrai dire, je ne ramène jamais personne. Chez moi reste cette bulle où je suis à l'abri du monde. J'avais envie de reconstruire ma vie ailleurs que sur les ruines du passé, mais force m'est de constater que j'ai beau rêver et essayer, je n'y arrive pas.

Malgré tous les efforts du monde, je n'ai pas envie de vivre.

Il monte à ma suite dans les escaliers obscurs, parce que l'ascenseur est toujours en panne, comme depuis que nous habitons ici, c'est-à-dire bientôt six mois. Nos pas résonnent et l'appartement est encore sombre et silencieux quand je referme la porte d'entrée derrière nous. Le malaise me prend à la gorge sitôt que je sens sa présence près de moi, trop près, dans ce couloir d'entrée étroit et sombre. N'approche pas, je pense. Ne me touche pas. N'entre pas dans mon univers. Fuis, Shannon. Fuis avant que je ne t'entraine dans ma chute.

- Assieds-toi, fais comme chez toi, dis-je pourtant. Canapé ou bar, c'est toi qui vois. Café noir?

- S'il te plait.

Course Contre La VieOù les histoires vivent. Découvrez maintenant