Chapitre 92 [Jai]:

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- J'ai vraiment hâte qu'il soit né... mais quand ça va, j'aurais envie de le garder pour moi toute seule.

Vicki se masse le ventre et grimace. Nous sommes assises à la terrasse d'un glacier, fatiguées de notre promenade. Tomo et Shan sont en réunion pour l'album depuis ce matin, et on se sent seules.

- Et le pire, c'est Tomo... Il suit à la lettre tout ce que le médecin dit. Le jour où je vais accoucher, je suis sûre que c'est lui qui va pousser.

J'éclate de rire en imaginant la scène. De ce que j'ai vu, Tomo est hyper protecteur envers Vicki. Jamais il ne la laisse faire quoi que ce soit, parce qu'il est paniqué à l'idée qu'elle accouche trop tôt.

- Il lui faudra quelqu'un pour jouer, dit-elle en me regardant innocemment.

- Nope. Hors de question. Shan jouera avec Aksel, mais pas de bébé.

- Pourquoi? Vous êtes mignons les deux!

Pourquoi? Ni Shan, ni moi, sommes prêts pour ça. Je ne fais pas de projets comme celui-ci. Celui-ci indique de vivre, hors, ce n'est pas ce que je veux.

- Oh non, merde! Grogne-t-elle. Y'a encore ces connards. Fais genre de rien, ils penseront qu'on est les meilleures copines du monde.

- Tu parles, soupiré-je. Je pourrai t'embrasser, on ferai flamber la toile et ils parleront pour quelque chose, au moins.

Vicki et moi rions de concert. Je fais semblant d'être détendue, visage de scène, mais je déteste qu'on me suive comme ça. Je ne suis personne, Shan n'est pas la star en vogue du moment, mais ils s'amusent quand même à nous photographier.

- T'as déjà embrassé une fille, au fait?

La question exacte serait plutôt: qu'est-ce que je n'ai pas fait?

- Ouais.

Vicki n'aurait pas été aussi choqué si je lui avait annoncé que j'étais la petite-fille cachée de la reine d'Angleterre. Les gens ont tendance à imaginer que je suis prude, faible, timide et heureuse...

- Hmm... C'était une aventure. Je l'aimais bien, mais ni elle ni moins étions faite pour une relation gay.

- Alors vous avez juste couché? Rit-elle.

Je confirme, elle rit aux larmes et termine sa glace avant qu'on ne se remette en route pour rejoindre la maison, aux limites de la ville. Je commence à connaitre cette ville, à m'y repérer. Je trace mon petit bout de chemin à Los Angeles, mais la cité des anges me laisse un vague goût amer dans la gorge.

Au salon, Tomo et Shan sont concentrés sur un jeu vidéo, et comme Vicki s'affale près de son mari, je file. Je ne supporte pas cette vision trop... normale.

Pour accéder à mon refuge, je dois monter sur l'armature métallique de la balancelle. Pieds nus, l'écorce écorche un peu la peau et laisse de la sève collante, mais je m'en fiche. Je grimpe aussi haut que possible, jusqu'à ce que les branches soient trop fines pour supporter mon poids.

D'ici, à environ vingt mètres de haut, je domine les alentours. Personne ne me voit, mais je suis spectatrice du monde. Invisible et muette, personne pour heurter le monument effrité et pourri que je suis. Personne à qui mentir. Personne pour juger.

Est-ce que Shan est déjà monté ici, quand tout pesait lourd sur ses épaules? S'est-il déjà penché au-dessus du vide pour avoir la sensation d'être en vie? Libéré de ses chaines?

Le sol est loin, les branches me le camouflent.

Je pourrais sauter. Ce serait fini en quelques secondes. Plus de souffrance. Plus rien.

Quand la nuit tombe, je suis toujours dos au tronc, jambes allongées sur une branche épaisse. Où mon esprit est-il parti tout ce temps?

- Jai? T'es dans le jardin?

C'est la voix de Tomo. Je me demande à quel moment ils se sont aperçus de mon absence. J'aime bien être seule, mais pas la solitude. Parfois, ça fait horriblement mal de pouvoir disparaitre sans partir, juste par le silence.

C'est Deb qui maintient ses mains sur ma bouche. Mais non, Jai, ce n'est qu'un jeu. Sois pas bête. Ne les inquiète pas pour rien.

Je descends rapidement des branches, habituée depuis petite à grimper aux arbres. Tomo s'approche de ma cachette, je ne veux pas qu'il voit que ça ne va pas. Je déteste le regard que les gens ont tendance à poser sur moi quand ils savent à quel point ça tourne pas rond dans ma tête.

Sur la dernière branche, je bascule tête en bas, jambes raides pour me maintenir, et il pousse un cri de frayeur peu viril en me voyant apparaitre.

- Tu me cherches?

- Putain de... bordel de merde, Jai! J'ai failli m'étouffer avec ma cacahuète! Qu'est-ce que tu fous dans l'arbre?

- J'admire le paysage.

Il renifle, sceptique, et me saisit sous les aisselles pour me remettre les pieds sur terre. Comme Shannon déboule, paniqué, je jette un regard d'avertissement à Tomo en espérant qu'il comprenne le message.

- T'étais où?

- Je viens de la trouver en train de pioncer. Une vraie sauvage! Ricane Tomo.

Soulagée, je les regarde rire et file me laver les mains avant de rejoindre la table, où je suis forcée de m'installer trois fois par jour. Peu importe ce que je mange, tant que je mange, a dit Shan.

- J'ai vu un superbe tableau, dans un magasin d'antiquité, s'exclame Vicki. Je l'ai trouvé magnifique, tellement... empreint de douleur et de sentiments. Vraiment magnifique!

J'ai la gorge qui se noue. Le tableau en question n'est pas signé, il a dût être peint par un anonyme... et représentait une jeune fille assise contre une baignoire au clair de lune.

- Il n'y a vraiment rien de magnifique à être assise sur le sol froid d'une salle de bain à trois heures du matin, à essayer de se lever et de survivre!

Quitter la table. S'enfuir. Trouver un moyen de respirer. Faire taire les cris dedans. Se sentir vide et pleine en même temps.

Course Contre La VieOù les histoires vivent. Découvrez maintenant