Chapitre 61 [Jai]:

127 13 0
                                    

Vêtu d'une chemise noire et rouge par-dessus son t-shirt Snoopy, d'un jeans noir et de baskets, il a l'air d'avoir rajeuni.

Trois jours.

J'ai l'impression de me noyer, de sentir l'eau envahir mes poumons, de sentir l'oxygène quitter mon cerveau. Pourquoi est-il revenu maintenant? Pourquoi a-t-il fallu que ce soit comme ça?

J'aurais aimé ne jamais le revoir, même si ça fait mal. Parce que maintenant qu'il est là, c'est pire. Comment vais-je faire?

C'est une horde de questions qui me piétine le cerveau.

- Prête?

Je hoche la tête et mordille mes lèvres gercées. Il a encore l'air fatigué, et je rougis en repensant à notre après-midi. J'aime ce qu'on fait... mais je suis partagée dans mes sentiments. J'aimerais que ce soit plus facile à analyser, à accepter, mais je ne peux pas concilier Shannon et le jour J.

- Comment va ta mère?

- Bien, je crois. Je te l'ai dit, elle gère mieux que moi.

- Et ton projet?

- Bof... Travis s'occupe de négocier et de gérer les formalités. Les travaux du café vont bientôt commencer, et je dois trouver au minimum deux employés.

L'air presque tiède du début de soirée annonce fatalement l'arrivée du printemps. Du mois de mars. Puis mon sang se glace quand je réalise que l'anniversaire de Shan tombe deux jours après le jour J.

Mais ce même homme que je vais blesser est là, à me tenir par la main dans Londres, et nous sortons manger comme un gentil petit couple. Et pendant un instant, en fixant son profil, j'envisage de rester, de souffrir pour ne pas lui en infliger plus.

- Tu as un passeport valide? Demande-t-il soudainement.

- Ouais... Pourquoi?

- Je me disais que... tu pourrais peut-être venir en Californie. Même un petit coup, tu sais, pour respirer.

Je secoue la tête, navrée et amusée. Une serveuse nous accueille sitôt nous arrivons. Notre table est au fond de la salle, dans un coin tranquille loin de la famille aux quatre gosses qui braillent.

- Que puis-je vous servir?

Shan me consulte du regard par-dessus la carte, un sourcil haussé. Il n'a pas mis ses lunettes de vue.

- Juste un coca, s'il vous plait, dis-je. Shan?

- Pareil, dit-il après réflexion. Zéro alcool.

Un jour, il m'a raconté que l'addiction venait très vite chez lui, pour quoi que ce soit. Alcool, drogues, cigarettes, médicaments... Et que s'il pouvait très bien mesurer sa consommation d'alcool, il était accro à sa nicotine et à la caféine.

Il s'est sevré de la drogue, difficilement.

- Quand je suis revenu avec la main en sang, ma mère a pleuré, dit-il doucement. Elle ne sait plus quoi faire avec moi. Elle m'a demandé d'arrêter l'alcool... Ca m'a foutu en l'air de la voir comme ça.

- Ca fait combien de temps?

- Ca fait une semaine tout pile que je suis clean... Et toi?

Shan était plutôt étonné d'apprendre que les personnes qui se mutilent comptent aussi leurs jours clean. Mon record a été de cent quatre-vingt sept jours. C'était il y a longtemps, mais uniquement parce que j'étais trop préoccupée par ma course pour la prochaine dose.

- Dix-sept jours, dis-je doucement.

Il est étonnant de voir à quel point je suis calme, ces derniers temps. Je suis tranquilisée après mon rendez-vous hebdomadaire avec Sophie, et la pensée de ne pas me louper me rappelle qu'il est inutile de se faire plus de mal que nécessaire.

- Je suis vraiment très fier de toi, dit-il alors que la serveuse revient.

Nos verres remplis de soda tintent quand on les entrechoquent, et j'aimerais pouvoir stopper le mouvement lassif de la Terre et celui, fou, de l'Humanité. Le voir sourire comme il le fait, juste maintenant. Le savoir fier de moi, parce qu'il ne sait pas encore ce qui va suivre.

- Je suis fière de toi aussi.

Il respire un grand coup, et je devine la tension de son corps. Sa main bandée se retrouve prisonnière de l'autre et je sens son genou tressauter sous la table.

- C'est grâce à toi...

J'ouvre la bouche pour le couper, gênée, mais il me fait taire d'un geste de la main.

- Je suis sérieux, Jai. Ca peut te paraitre con, mais après l'enterrement de Jared, je suis venu ici... Et j'ai hésité mille fois entre vivre et mourir, mais je savais que je ne rentrerai pas volontairement aux Etats-Unis. Et tu es venue. Une sale gamine comme toi, dans un état pire que moi, et notre relation n'avait rien d'exceptionnel, c'était même catastrophique...

Je ricane nerveusement.

- Mais tu m'as aidé. Sans jamais rien demander en retour. Tu as accepté que je te touche, que je vois tes plaies... Et c'était pas rien, pour moi. Parce que j'ai trouvé la force de me lever encore et encore, même si c'était dur et que j'ai parfois été un gros connard.

Shan tripote nerveusement son verre avant de le boire cul sec, espérant sûrement que ce soit autre chose que du coca. Je le regarde respirer profondément à nouveau, en silence, pétrifiée.

- Ca s'est pas fait en un jour, et parfois je vais encore mal. Mais ça va, maintenant. Et je voulais te dire merci, parce que tu comptes vraiment pour moi, peu importe s'il y a vingt-sept ans d'écart entre nous.

- Shan...

J'ai soudainement la trouille de ce qu'il pourrait dire, même si une partie de moi, tout au fond, l'espère. J'ai le coeur qui bat la chamade et les mains moites.

- Je te demande rien, Jai. Et je ne te dis rien de plus...

- Mais?

- Vous avez choisi ou je dois vous laisser encore quelques minutes?

Je hoche la tête, soulagée. Shan l'est aussi. Aucun de nous deux n'est vraiment prêt à aborder la complexité de notre relation, et je ne veux rien lui dire, rien faire, qui pourrait lui faire plus de mal.

Course Contre La VieOù les histoires vivent. Découvrez maintenant