Bonus 2 [Jai]:

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Trois jours de silence complet et de siestes continues m'ont assez fait peur pour que je décide de contacter sa mère, qui est revenue aussi vite que possible de Louisiane, où elle change toutes les semaines les roses sur la tombe de Jared.

- Je vais rester ici un moment, dit-elle. Ça lui arrive, parfois. Il a besoin de soutien.

- Que quoi lui arrive?

- Il te le dira lui-même, mais ne te vexe pas s'il reste silencieux. C'est son secret à lui.

Mais moi, même sans qu'il m'en parle, je sens que ça a un rapport avec ces merdes d'anxiolytiques qu'il prend jusqu'à cinq fois par jour.

Ça fait à peine un mois que je suis ici, et j'ai déjà vu Shan dans des états parfois pitoyables, mais jamais cette loque. Il ne sort plus, ne s'habille plus, et ne s'alimenterait probablement pas si je ne lui apportais pas ses repas.

Mais ses cauchemars et ses silences me rendent dingue au plus haut point.

Je me sens atrocement seule, isolée dans un pays que je ne connais pas beaucoup, à des milliers de kilomètres de la seule personne qui pourrait me comprendre et me faire changer d'humeur. Cyan me manque vraiment beaucoup, même si on s'appelle presque quotidiennement.

- Et si on allait faire un tour, Shannon?

Il grogne et se cache sous la couverture pour échapper aux flots de lumières qui pénétrent soudainement dans la chambre. Sa barbe n'a pas été rasée depuis que nous sommes arrivés, voire avant. Ses cheveux ont besoin d'un bon rasage... et Shan a besoin d'une bonne douche.

- Tu ne veux pas aller prendre l'air? On pourrait se mettre dans le jardin avec une couverture, insiste Constance, désespérée.

- Non!

- Quelque chose te ferait plaisir?

- Que vous fermiez ces putains de volets et que vous me laissiez dormir!

Je voudrais retrouver mon Shannon. Je voudrais me glisser sous les draps et retrouver l'odeur si familière de son gel douche. Je voudrais qu'on puisse rigoler comme des enfants en faisant des ombres chinoises jusqu'à ce que le manque d'air et la chaleur nous obligent à revenir à la surface pour respirer. Je voudrais qu'il joue de la batterie ou qu'il lise le journal dans son fauteuil.

J'aimerais juste qu'il se confie à moi, mais il en est incapable. Il a passé toute sa vie à tout refouler, et il continue malgré la douleur.

- Il est cinq heures de l'après-midi, mon chéri. Tu as dormi plus de douze heures. Est-ce que des pancakes te feraient plaisir?

J'admire le courage de Constance, qui s'occupe de son fils en crise alors qu'elle se bat contre le chagrin. Il a un mouvement brusque sous la couverture, et je crois d'abord qu'on l'a agacé au point qu'il va se mettre à nous hurler dessus...

Mais il finit par doucement sortir sa tête de la couverture, aussi craintivement que le ferait une bestiole ou un gamin timide.

- Avec des myrtilles et du sirop d'érable?

Un petit rire se coince dans ma gorge, mais je me rends compte que j'ai envie de pleurer. Tout ce qui l'atteint m'atteint. Tout ce qui lui fait du mal me démollit puissance mille.

Constance retourne à la cuisine, heureuse. Je me demande un instant ce que je serais devenue si moi aussi j'avais été mère à l'adolescence.

Shan se tourne vers moi, aussi hérissé qu'une bête sauvage, se gratte le torse et esquisse quelque chose qui ressemble à un sourire d'excuse plein de douleur inexprimée.

- Tu veux bien jouer de la guitare?

Tout ce que tu voudras, mon amour, ai-je envie de lui dire... mais je file au salon récupérer ma guitare, dont la couleur noire mate brille au soleil.

- Essaye de l'emmener à la douche... pas que je ne l'aime pas, mais il sent le chacal.

J'éclate de rire et rejoins Shan, qui n'a pas bougé d'un iota. Je m'installe sur mon côté du lit et ferme les yeux un instant pour visualiser ce que je veux jouer, comme si je prenais une partition invisible.

Les premières notes de Castle of Glass retentissent, et malgré le goût de bile et de chagrin dans la gorge, je chante doucement.

Je sens mon coeur déborder d'émotions.

Dos à lui, je ne le vois pas, mais quand il se colle à moi et qu'il passe un bras autour de ma taille, je frissonne. Il relève un peu mon t-shirt pour frotter doucement son visage contre ma peau. J'aime quand il fait ça.

- Je ne vais pas bien, Jai.

Ma gorge se serre. C'est rare qu'il se mette à parler de lui-même.

- Je sais.

- Toi, oui. Mais les autres, non. Pour eux, je suis un homme. Leur star. Je n'ai pas le droit d'être déprimé, ou timide, ou mal dans ma peau... parce que je suis un homme.

C'est le problème de cette société qui ne veut pas évoluer dans le bon sens. Pour une fille, ça passe d'être dépressive, d'avoir des troubles alimentaires ou des moments de faiblesse, de vouloir mourir... mais pour les hommes, c'en est autrement. Ils sont censé être forts, pas faibles.

Mais les garçons et les hommes ont aussi des troubles alimentaires, ils sont aussi déprimés et sont aussi suicidaires...

Mes mains grattent l'air de The Little Things Give You Away par automatisme, parce qu'il aime que je joue de la guitare. Peut-être parce que si je ne m'arrête pas, il continuera de parler. Peut-être que si la musique ne s'arrête pas, nous survivrons.

- Mais je suis juste un homme, pas une machine.

Je pose la guitare, au bord des larmes, et me retourne pour l'enlacer aussi fort que possible. Je fais fi de son odeur de transpiration pour enfouir mon visage dans son cou et passer mes mains sous son t-shirt de pyjama pour toucher sa peau.

- On va s'en sortir, dis-je la gorge serrée.

Je ne sais pas si j'y crois vraiment ou si toute sa tristesse me force à le croire, mais je ne souhaite qu'une chose: le ramener sur la terre des vivants. Le sortir de ce trou, peu importe si j'y laisse mon temps, ma force et ma vie.

- Que dirais-tu d'une douche?

- Je pue, hein?

J'éclate de rire à sa voix partagée entre humour et gêne. Je l'entraine dans la salle de bain pour le laver moi-même, chose que j'adore faire.

- Ça fait dix ans que j'y suis accro. C'est pas tout le temps, mais quand je commence à trop stresser, j'y replonge. Mon ordonnance était renouvellée tous les mois, surtout pour les tournées, alors j'en ai toujours de côté...

Je le rince. Il se tend, comme s'il savait déjà la question que je vais lui poser.

- Je ne jetterai pas mon stock.

- Je ne te force à rien, Shan. Je veux juste que tu fasses les choses par toi-même. Tu sais que tu peux compter sur nous si tu as besoin de quoi que ce soit, mais l'envie d'arrêter doit venir de toi.

Il soupire un gros coup alors que je lui fait passer un bas de pyjama propre.

- Je me demande parfois comment tu peux être aussi cool à mon égard.

Je pose mes lèvres contre sa clavicule, dans ce creux chaud que j'affectionne tout particulièrement, et il me sert contre lui, contre son odeur familière. Je retrouve mon Shannon.

- Parce que je sais ce que ça fait.

Course Contre La VieOù les histoires vivent. Découvrez maintenant