Chapitre 100 [Jai]:

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- Allô?

La ligne est un peu brouillée et mon interlocuteur prend son temps pour choisir ses mots. Je m'impatiente. Je suis surmenée au café, Constance est partie faire quelques achats en face, et je suis horriblement fatiguée.

- Jai, c'est Phil. Je... Ecoute, c'est grave. Est-ce que tu peux t'isoler un moment, s'il te plait? Ou juste t'asseoir?

- Dis-moi Phil.

L'angoisse pure prend le dessus sur toutes mes autres émotions. Phil ne m'appelle jamais. Je sers deux cafés aux hommes en costume et m'appuie au comptoir, le souffle court, une sueur froide me coulant dans le dos.

- Il y a eu un accident de métro... Cyan et Dan étaient dedans.

Je redoute la question suivante. Phil attend que je la pose. Je l'entends sangloter. Mes genoux se dérobent sous moi.

- Et...

- Je suis désolé, Jai..

Mes jambes me lâchent, je titube jusqu'au petit bureau au même moment où la mère de Shan revient, le souffle court, les yeux qui brûlent. C'est intense, immédiat, la douleur est là, aussi bien physique que mentale, mais ça me semble impossible.

- On va rapatrier son corps en France pour les funérailles. Je t'attends le plus tôt possible. Dis moi quand tu es à Londres, je viendrai...

- Et Dan? Demandé-je sourdement.

- Il est à l'hôpital, blessé. Il devrait sortir demain et s'en remettre vite.

Mon coeur est sur le point d'exploser, mon crâne et ma cage thoracique sont pris au piège dans un étau. J'étouffe. Je me sens mal. J'ai envie de vomir.

Phil a raccroché. Il est dix-huit heures trente, et selon internet, je peux avoir une place sur le dernier vol de la journée. Je bloque toutes pensées pour me concentrer sur l'essentiel. Respirer. Se lever. Retourner dans la salle.

L'avion n'est qu'à vingt-deux heures. Le billet coûte super cher, mais peu importe. Il faut que je sois à Londres au plus vite. Il faut que je constate la situation, et Phil a l'air au bord du gouffre aussi. Dan est blessé, je ne sais pas si c'est grave.

- Est-ce que ça va? S'inquiète Constance. Tu es vraiment pâle. Plus que ce matin. Tu as pris le rendez-vous chez le médecin?

J'envisage un instant de lui dire que tout va bien, mentir un peu plus... mais je me rends compte que je n'en suis pas capable. Je dois partir avant d'éclater en sanglots ici et de tout démolir.

- Je... il faut... Je dois rejoindre Londres, c'est urgent, dis-je en retirant mon tablier.

Je m'enfuie avant qu'elle ne puisse me rattraper. Elle voudrait que je lui parle, que j'appelle Shan... mais je ne veux pas parler. Je ne peux pas.

Le trajet jusqu'à la maison me semble interminable et irréel. Je me trompe quatre fois de code, les doigts tremblants. J'ignore les chiens, qui me font la fête. J'ai juste le temps de me précipiter aux toilettes pour vomir, couverte de sueur.

Un gémissement sourd sort de ma gorge et résonne. Me trainer sous la douche est un calvaire. Mes os semblent brisés, ma chair brûlée à vif, ma tête remplie de coton qui pèse trois tonnes.

Cyan.

Je pars dès que j'ai terminé de jeter quelques affaires dans ma valise. Je laisse un mot confus à Shan sur le plan de travail. L'aéroport est bondé, j'enfonce un peu plus mon bonnet sur ma tête et réajuste mes lunettes de soleil.

J'esquive un homme portant un lourd appareil photo et enregistre mon billet et mon passeport. Je tremble de froid malgré la chaleur étouffante.

- Mademoiselle, vous m'entendez? Insiste la femme. Est-ce que ça va?

- Hmm, ça va.

- Allez vous asseoir dans la salle d'attente. Il y a des distributeurs à côté, et les toilettes sont indiqués.

Je hoche la tête et vais m'affaler sur les chaises métalliques, entre une dame qui lit et un père avec ses deux gosses. La boule dans ma gorge m'étreint à nouveau, les lunettes n'empêchent pas mes larmes de tomber. Je les essuient mais elles reviennent, et les manches de ma chemise, celle de Shan, sont vite trempées.

- Papa, pourquoi la dame elle pleure?

- Ne pose pas de questions, Harvey. Termine ton sandwich et ton jus de fruits.

- Mais pourquoi? Insiste le gamin.

Je ne pleure plus, mes yeux sont gonflés, les verres des lunettes sont couverts de buée, je renifle, et mon poignet me brûle. Je change de place sous le regard du gosse et de son père.

Dans l'avion, je garde mes écouteurs et la musique à fond, les genoux contre la poitrine. Je sais que mon voisin de siège peut sûrement entendre Linkin Park, mais il ne dit rien et jette parfois des regards compatissants... je dois avoir l'air pitoyable.

C'est ce que ma vie est. Pitoyable. Elle s'acharne à me maintenir en vie pour mieux me déchirer au reste, plus fort et violemment chaque fois. Elle me remet la tête sous l'eau. M'enterre vivante. Me laisse agoniser, me soigne un peu, me poignarde à nouveau et jette du sel sur les plaies.

Au bout de quelques heures, épuisée mais incapable de dormir, j'ouvre un livre stupide que j'ai glissé dans mon sac il y a quelques temps, pour contrer les moments où personne ne vient au café. Je ne parviens pas à me concentrer, je relis sans cesse la même phrase, mais les mots n'ont plus de sens. Les mots m'échappent.

Les ai-je un jour maitrisés?

Le vol est long, tellement plus long sans cet homme qui me faisait rire, qui m'a montré le ciel à neuf mille mètres d'altitude. Celui qui m'aime. Celui qui est là.

Mais l'autre moitié de moi a disparue. Le tatouage sur ma cheville est maintenant seul. Son homologue n'existe plus. J'aurais envie de m'arracher la peau pour le faire disparaitre, pour ressentir quelque chose... mais rien, hormis le choc.

Alors partir. Ne plus nouer de nouveaux liens, de nouvelles attaches, ne plus espérer. Ne pas croire que ceux qu’on aime nous sauvent.

Course Contre La VieOù les histoires vivent. Découvrez maintenant