Chapitre 67 [Shannon]:

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- Merde, ça craint, dit doucement Tomo. Alors tout ce temps où vous étiez les deux, tu la protégeais?

Je lui ai tout dit. En larmes, gelé jusqu'aux os, pitoyable, reniflant, hurlant et vomissant. Il fallait que quelqu'un sache, que quelqu'un m'aide à porter ce fardeau.

- Et inversement. J'étais pas bien. Il faut que j'aille la voir.

- Wow, doucement. Tu viens de rendre tes tripes il y a cinq minutes, essaies de dormir un peu ou je ne sais quoi.

Je lâche un rire sec, plein de dédain.

- Tu veux que je dorme alors que... Putain, mec, tu te rends compte de combien c'est stupide, ce que tu me dis?!

Ma colère s'évanouit aussitôt. Je tourne en rond dans l'appartement, rangeant tous les papiers que j'ai dû sortir pour trouver son carnet de santé.

Jai K. Taptiklis.

Un nom de famille à la sonorité Grecque. Un nom de famille choisi au hasard pour une petite fille qui n'avait rien ni personne, et que personne n'a adopté.

Dans sa chambre, un bordel pas possible. Elle a essayé de passer ses nerfs sur son petit monde. Au sol, des livres éparpillés et divers objets cassés. Tous ces vestiges d'une vie humaine, drôles, émouvants ou pitoyables, comme l'on peut retrouver jonchant le sol après une grande catastrophe. L'ouragan Jai.

Je mets plus d'une heure à tout ranger, rangeant toutes ses boites de jeux Pokémon avec ses Comics sur l'étagère au-dessus de son lit, refaisant le lit, nettoyant les bouts de verre provenant de son arbre en verre soufflé habituellement posé sur son bureau. J'essaie de me souvenir de l'endroit exact de chaque chose, parce que pour moi c'est important. Je ne veux pas faire comme si rien ne s'était passé, mais pour qu'elle se sente chez elle à son retour.

- Tu devrais appeler sa coloc, dit Tomo quand il me rejoint.

- Non... Crois-moi.

Cyan n'a pas besoin qu'on lui pourrisse un peu plus sa formation, elle était déjà assez inquiète à l'idée de partir. Je n'ai pas envie de lui expliquer que Jai a tenté une nouvelle fois de mettre fin à ses jours. Elle le fera elle-même.

Tomo reste silencieux. Boo, allongé sur son coussin, me regarde d'un air malheureux. Ce chien est un véritable détecteur de tristesse. Combien de fois l'ai-je vu poser sa tête sur les genoux de Jai? Combien de fois l'ai-je vu quitter sa gamelle ou sa place pour s'allonger près d'elle quand elle allait mal?

Le lendemain, j'arpente le couloir blanc jusqu'à la chambre 6277, triste ironie du sort. On m'a dit qu'elle était réveillée malgré le sédatif. Je glisse ma main dans la sienne et embrasse ses doigts.

- Je sais que c'est con à dire, mais je ne veux que ton bien.

Je peux sentir les bandages sur ses cuisses à travers les draps. J'ai les paupières qui me brûlent mais l'inquiétude et le café que j'ai ingéré ces dernières heures m'empêchent de dormir. Je ne veux pas revoir ces images dans mon sommeil.

Jai détourne les yeux et cligne frénétiquement des paupières à plusieurs reprises, signe qu'elle s'empêche de pleurer.

- Mon bien?

- Ouais.

- Alors laisse-moi, s'il te plait.

Je suis pris au dépourvu. Elle enroule ses doigts autour de la perfusion toujours accrochée à son coude. Je vais à la salle de bain et lui essuie la bouche et le cou avec un essuie-main mouillé pour effacer toutes les traces du charbon, utilisé pour les lavages d'estomac.

- Pourquoi?

- Tu le sais, putain, Shan! Tu sais très bien.

- Je n'ai pas envie de te laisser, avoué-je en détournant les yeux. Je sais que tu penses que la vie, ta vie, ne vaut pas la peine d'être vécue... que tu es un cas désespéré... mais c'est pas vrai, tu n'en n'es pas un. C'est ta dépression, pas toi. Et tes démons et toi, ce n'est pas la même chose.

- Et quand il sera trop tard? Je vais lâcher prise, Shan! Et que restera-t-il de toi?

Sa voix est brisée, vibrante d'émotion. Rien de tout ça n'est romantique. Rien ne l'est avec Jai. Cigarettes. Café. Drogues. Alcool. Mutilation. Dépression. Suicide. Voilà ce qui nous a relié.

Mais parmi tout ça, notre combat, il y a des choses qui me donnent espoir, des choses qui éclaircissent ma journée. Je veux croire qu'elle n'est pas totalement pourrie, elle ne l'est pas. Elle était juste démunie et trop seule pour l'ampleur du combat.

- Ce que tu auras voulu retenir de moi.

Je cède. Je lui donne tout. Je me donne entièrement, sans réserve. Je lui laisse la possibilité de me détruire, de me réduire en pièces si ça lui permet de se reconstruire. Je lui donne ma tête, mon corps et mon coeur.

Je prends le risque de couler à nouveau pour la sauver.

- Je veux que tu sois entier. Toujours. Fais moi cette promesse, Shan. T'as pas le droit de laisser des morceaux de toi s'éparpiller.

Course Contre La VieOù les histoires vivent. Découvrez maintenant