Chapitre 10 [Shannon]:

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Je retrouve Jai deux jours après qu'elle ait joué de la guitare. Je l'attends à la sortie de la bibliothèque où elle travaille trois heures, cinq soirs par semaine. A mon grand étonnement, elle n'est ni fatiguée ni trop pâle. Elle a juste l'air dans la lune.

- Tiens, tiens, dit-elle en souriant. Te revoilà. J'ai presque cru que tu avais mis les voiles...

- Je te l'aurais dit si c'était le cas.

Menteur. Enfin, je compte lui dire seulement si je repars aux Etats-Unis, ce qui n'est pas à l'ordre du jour. Je serre les lèvres et la regarde, me disant qu'un jour, bientôt, je m'en irai. Et peut-être qu'elle s'en fiche, au fond. Ou peut-être qu'elle m'appellera encore et encore, sans jamais rien obtenir de plus que la messagerie. La vie est vraiment une sacré chienne.

En parlant de chienne, deux chiens nous font la fête sitôt on passe la porte de son appartement, ce soir bruyant. Jai accroche nos manteaux sur les patères contre le mur et jette ses chaussures n'importe comment avant de se rappeler de les ranger dans le petit meuble à l'entrée. Je l'imite, caressant le husky qui secoue un jouet dans tous les sens.

- C'est nouveau?

- Ouais... On avait pas de mecs, alors on a pris des chiens, ricane-t-elle.

- T'es complètement cinglée.

- Tu n'imagines même pas à quel point.

Et peut-être même que je ne veux pas l'imaginer. Au salon, je retrouve Cyan et Dan, et un autre mec que Dan me présente comme son meilleur ami et colocataire, Phil. Il a une coupe emo, un t-shirt Pokémon et un sourire enfantin qui me le fait paraitre tout de suite sympathique. Je tombe en plein tournoi de Pokémon sur DS, et vu le regard amusé de Jai, c'était prévu.

Je suis un peu vieux pour ça.

- Si vous vous enfermez dans la chambre, commence Cyan. Ne prenez pas le pauvre Boo, et ne faites pas trop de bruits!

Classe, vraiment classe, le sous-entendu. Je suis sûre qu'elles déballent tout quand il s'agit de leurs conquêtes, et bizarrement, je n'ai pas vraiment envie que Jai en vienne à dire quoi que ce soit sur mon intimité... Si jamais on en arrivait là.

- Dommage, dis-je nonchalamment. Je pensais traumatiser ce pauvre chien et fissurer les murs, histoire de montrer qui est le patron. Vraiment dommage, parce que ça manque de spectacle, ici.

- Parfait, s'exclame Dan. Je pensais justement faire une mosaïque avec le carrelage de la salle de bains. Un véritable chef-d'oeuvre digne de Dan!

Jai esquive finalement le tournoi et nous allons dans sa chambre avec deux tasses de café et le dénommé Boo, qui suit sa maitresse à la trace. L'autre chien est retourné se coucher sitôt après avoir reçu quelques caresses. Je m'assieds sur sa chaise de bureau et observe plus en détails sa chambre.

Peinture grise, posters d'un film de chaque côté de la fenêtre, quelques photos au-dessus du lit, où trône aussi une étagère remplie de Comics et de jeux Pokémon. Une commode, un tapis, une guitare et un énorme pouf. Quelques cahiers et un livre trainent. Sur le bureau, deux lettres non ouvertes et un dessin. Une chambre toute simple, qui reflète une personnalité sombre et effacée.

- Je préfère le décor épuré, dit-elle.

- Hein?

- Je vois que tu regardes partout. Je préfère quand c'est vide, je déteste la surcharge et les choses inutiles.

Les trois jours suivants se passent exactement de la même façon. Je me saoule le matin, je traine l'après-midi, je vais la chercher au travail le soir et nous passons quelques heures ensemble avant que je ne retourne me saouler si j'en venais à partir de chez elle. Je n'ai pas compris exactement à quel moment mon cerveau a décreté que Jai était mon amie, de toute façon, il décrète un peu tout et n'importe quoi. Généralement, on ne parle pas vraiment, que ce soit dans sa chambre ou dehors.

Je la regarde du coin de l'oeil, absorbée qu'elle est dans son livre, et croise mes pieds sur sa tête en m'étendant, ricanant déjà comme un gamin.

- Vire tes pieds aussi grands que des péniches de mes cheveux, sale dégueulasse! Crie-t-elle.

Je ris si fort que la chaise part en arrière, et je me retrouve par terre, le souffle coupé, sous ses moqueries, avant que Boo n'accoure pour me lécher le visage sous tous les angles. Heureusement que j'ai l'habitude des chiens. Oh la vache, je me fais trop vieux pour ce genre de chute! En fait, c'est ce que je constate un peu plus chaque jour.

La vie me fuit. Les jours s'écoulent comme du sable fin entre mes doigts. Tout m'échappe.

Course Contre La VieOù les histoires vivent. Découvrez maintenant