Chapitre 76 [Jai]:

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- De la pluie. Tous les jours. Mardi matin, je suis descendue du bus pile dans une foutue flaque d'eau. J'avais de la boue jusqu'aux genoux...

Cyan termine de ranger ses affaires et se jette sur son lit, les bras en croix, un grand sourire aux lèvres.

- Putain, ça fait du bien d'être de retour!

- Tu n'es pas partie trois mois non plus, ricané-je.

- Une semaine, c'est déjà bien assez!

Sur son bureau, le PC est ouvert sur son logiciel de traitement de texte, qui me laisse apparaitre un nouveau roman. Cyan écrit depuis longtemps, mais elle a la sale habitude de se sous-estimer, alors que ses livres sont bien... mais elle préfère les abandonner à mi-chemin. J'espère que celui-ci verra le jour.

Elle aimerait tellement publier un livre.

Je vais pour lui demander si elle a besoin d'aide, mais elle ne m'écoute déjà plus, trop occupée à câliner Lupin, fou de joie. Je les laisse entre eux et passe un long moment devant la bibliothèque, à essayer de trouver quelque chose pour me distraire.

Shannon fume en bas de l'immeuble. Il doit sûrement en profiter pour appeler sa mère.

- La semaine a été?

- Mmh, évasé-je. Comme d'habitude. De la grosse merde.

- Ouais, la même. Je suis pas encore assez mature pour ce genre de choses. Comme si j'en avais quelque chose à foutre de savoir mieux appréhender la lecture pour mieux vivre et servir mes clients.

Je n'arrive pas à me décider de dire à Cyan que j'étais en arrêt... Ni que Shannon veut que j'aille avec lui à Los Angeles.

- Vous avez l'air proche, dit Cyan en consultant ses mails. Oh cool, mes parents veulent que je vienne le mois prochain!

- Hmm... Pour Pâques?

- C'est quoi ce vieux hmm? Développe, merde, j'ai besoin de ma dose de nouvelles. Ouais, j'ai quelques jours à prendre.

- Tu veux que je te dises quoi?

Je choisis un roman et m'affale dans le gros pouf gris en grognant. Shannon entre à ce moment là, et Cyan passe de l'anglais au français, pour être sûre qu'il ne comprenne pas. Je n'aime pas faire ça, il doit penser qu'on se répand sur son dos.

- On est ensemble, rien de plus.

- Tu rigoles?! Depuis quand tu ne restes plus cloitrée dans tes plans sexe?

- Aucun mal à ça. J'ai tout essayé, aucun regret.

Alors que Cyan prend le sexe et l'amour au sérieux, je suis son opposée. Je suis allé là où le vent me portait, pour une heure, une nuit ou quelques temps.

Mon corps m'appartient. Je peux le détruire, lui faire du mal, lui donner du plaisir, le prêter à qui je veux... Et je n'y vois aucun mal. J'ai connu des tas de choses, et j'ai parfois repoussé les limites d'un paradis noir où tout est permis.

Quand je disais que je prenais des cours de guitare, dans ma dernière famille d'accueil, j'étais en fait dans un club sm.

- Pourquoi tu fais cette tête, Chat-non? Demande Cyan.

- Rien, rien. Je réfléchissais juste aux derniers détails de mon café. Il faut aussi que je passe une grosse commande de grains.

Il y a un froid entre Cyan et Shan. Une sorte de barrière. Et je n'arrive pas à savoir comment l'abattre. Ils sont polis l'un envers l'autre, mais ne se parlent jamais trop, alors je suis contente de voir qu'ils se mettent à parler de leurs projets et des pays qu'ils aiment.

- Le Pérou est magnifique! Mon frère adorait ce paysage où les dunes ont toutes les couleurs!

- J'aimerais quand même visiter le parc Yellowstone. On l'a prévu avec Jai.

- Je n'y suis jamais allé, mais ça a l'air pas mal.

- J'ai vu que vous aviez tourné un clip au Groenland. C'était comment?

Leurs voix ne sont qu'un bruit de fond dans ma lecture, et je me rends compte que ça va. Je ne me sens ni heureuse, ni malheureuse, ni vide. Juste paisible. Et je ne sais pas comment me comporter quand tout va bien. J'ai appris à toujours m'attendre au pire.

- Froid, super froid, mais magnifique. Je n'y mettrais plus les pieds, par contre.

- Pourquoi?

- Disons que j'ai gardé un superbe bleu sur tout le bas du dos et le cul pendant plus de deux semaines. J'ai glissé pendant le tournage. Le lendemain matin, notre assistante a glissé sur la même plaque de verglas.

Il rit un peu, perdu dans ses souvenirs.

Plus tard, il fait le tour des films sur mon PC, cliquant sur un de ceux qu'il a toujours évité.

- T'es ok? Sinon on peut regarder autre chose. T'es pas obligé, Shan.

- Ça fait longtemps... Vas-y.

Je lance le film et nous plonge dans le noir, passablement angoissée. Shan pioche dans le paquet de chips au poulet en grommelant qu'il va y avoir des miettes partout dans le lit.

Contre moi, il est tendu, comme il l'est toujours après ses cauchemars. Il est en train de franchir un autre pas dans son deuil, j'en suis consciente. Il avance pas à pas. Comme je le fréquente en permanence, ça ne me saute pas aux yeux, mais je le réalise. Pour lui, regarder un film où son frère joue un camé relève du défi.

- Le film est presque aussi vieux que toi, dit-il avec un sourire.

- C'est vrai.

- Tu portais encore des couches.

- C'est même pas vrai, m'exclamé-je. J'allais déjà à l'école et j'étais première de la classe.

- Première en dessin, oui, ricane-t-il.

Je ris un peu, un poids sur le coeur. Je déteste qu'on fasse allusion à notre différence d'âge aberrante. Il avait trente ans quand j'en avais trois. Il avait déjà fait sa vie que je n'étais même pas née. Je ne me sens pas à la hauteur de ses espérances, ou même de lui.

J'ai peur de ne pas lui suffire.

Je ne peux tout simplement pas endosser le rôle de celle qui le rendra heureux.

Course Contre La VieOù les histoires vivent. Découvrez maintenant