Chapitre 59 [Jai]:

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S.C Leto: 2:32pm lundi. Aéroport.

Sous la surprise, je lâche mon verre, heureusement vide, qui rebondit sur mon pied avant de se briser au sol.

Cyan me décoche un regard dépité. Je m'occupe donc de tout ramasser avant de filer dans ma chambre, le coeur battant à tout rompre, le stress s'insinuant dans mes veines comme un poison glacial.

Trois jours avant que Shan revienne. Sept avant le jour J.

Jai. K: Tu déconnes? 😱

Je n'ai jamais changé de nom de famille en sept ans. Je n'en ai jamais éprouvé le besoin. En premier lieu, j'ai toujours été contre afficher ma véritable identité sur ce fouillis sauvage qu'est internet, et deuxièmement, je continue à me dire que son nom de famille allait très bien avec mon prénom.

Alors, quand une heure plus tard, Shan me confirme la nouvelle, je suis presque à rigoler comme une hystérique dans la salle d'attente de Sophie, mon rendez-vous ayant été décalé.

Malgré le lien qui se tisse avec la psy, je ne lui ai rien dit de mes intentions. Rien dit sur la petite croix rouge. Je parle d'un peu de tout, comme tous ces moments que j'ai passé à la rue quand j'étais junkie, ou quand on m'a confié à ma première famille d'accueil.

- Tu as l'air... rayonnante.

Ah? Et bien, non. Je m'assieds, face à elle, comme d'habitude. J'ai pris l'habitude de prendre un thé à la menthe, la chaleur de la tasse entre mes mains m'apaise.

- La dernière fois, nous nous étions arrêté à ton placement en foyer. Tu veux reprendre le cours ou éviter ce sujet et me parler d'autre chose?

De mes deux années en foyer, je n'ai retenu que toute cette souffrance morale. Ces gamins de cinq ou six ans qui hurlaient de terreur la nuit. Ces gamins de dix ans qui pleuraient chaque dimanche quand leurs parents les ramenaient... Et moi, que tout le monde croyait super marrante alors que je m'étais pendue dans ma chambre. Mais il y avait aussi lui.

- J'avais un petit-ami, au foyer. Il était plus vieux... mais c'est le seul qui ne m'a pas traité comme une folle.

- Et comment était votre histoire?

- Je ne sais pas... Douce et violente à la fois. Il avait seize ans quand j'en avais treize, et il était plutôt mal intégré en France. On a appris la langue de l'autre.

Puis, les yeux fermés, nostalgique, je repense à tous nos moments. Nos discussions, la nuit, dans le jardin. Nos moments, quand il me rejoignait le soir. Nos promenades. Nos fou rires. Nos fêlures.

Au fond, je ne sais pas si notre histoire était une vraie histoire d'amour. Elle était différente. J'étais une gamine perdue, isolée. Quand il est arrivé, deux semaines après moi, on a très vite sympathisé.

Trop vite, je me suis attaché. Et il était beau. Et j'avais peur qu'il me quitte pour mon âge... alors trop vite, je lui ai donné mon corps. Avant même d'en avoir envie, de l'avoir imaginé.

Je ne l'ai jamais regretté.

- On est resté ensemble trois ans... jusqu'à ce que...

Ma voix s'étrangle. Je me rends compte que je n'ai parlé de lui à personne. Parce que c'était notre jardin secret. Parce qu'il est une de mes fissures. J'ai tellement tenté de l'oublier, dans la poudre.

Mais il est temps de lui redonner forme, de le faire sortir à nouveau de mes souvenirs.

- Jusqu'à ce qu'il se tire une balle.

Sophie grimace et m'adresse un sourire crispé, de celui qu'on adresse quand faire part de condoléances ne sert à rien. Et je me rends compte que j'ai envie de parler de lui.

- Il s'appelle... s'appelait Amon.

Et je me souviens encore de la force avec laquelle il détestait son prénom. Il n'y a que moi qui pouvait le prononcer sans provoquer sa colère. A son arrivée, il ne parlait pratiquement pas français, et il a atterri dans une classe de troisième où le programme en était à la deuxième guerre mondiale.

Il n'a pas fallu longtemps pour que tous les autres fassent le salut nazi ou crachent sur son passage. On se moquait de son accent, de ses efforts, de son prénom qui était relié à l'horrible Amon Göth.

- Il était là quand je n'étais pas bien, et il venait me voir le week-end. Il ne ratait jamais une occasion de me faire rire... mais il était dépressif. On était pareil. Comme si j'avais trouvé mon autre moitié. Quand ça allait, je me voyais faire ma vie avec lui, alors que je savais que ni l'un ni l'autre ne voulait vivre.

- C'est en partie pour ça que tu essaies encore et encore? Demande-t-elle doucement. Pour le rejoindre?

- J'en sais rien... Comme je l'ai dit, c'est un mélange de tout. Mais peut-être... parce qu'il me manque autant que mes frères. Ça a été le seul que j'ai aimé.

J'ai un rire nerveux quand je repense à cette idée saugrenue qu'il a eu en soudoyant un de ses amis. Puis un soir, peu après ma deuxième tentative, il m'a emmené dans un squat. Là, il m'a tatoué son prénom sur la tranche de l'index gauche. Je lui ai tatoué le mien sur son index. Ca ne se voyait que si on écartait l'index et le majeur.

Ce tatouage est là depuis si longtemps que je ne le vois plus. Et c'est comme si je l'envoyais à nouveau dans l'ombre. Il est mort sans que je n'ai eu le courage de lui dire que j'ai porté et perdu notre enfant.

Comme Shannon aujourd'hui, Amon pensait que je valais la peine d'être sauvée. Amon était prêt à mettre sa vie en danger pour moi... quitte à mourir pour que j'ai une chance de vivre, même si au fond, je m'en serais mieux sortie avec lui.

Pourtant, j'ai fait mon deuil. Malgré tous mes efforts pour le retenir, Amon est parti.

Course Contre La VieOù les histoires vivent. Découvrez maintenant