Bonus Jai [1 an avant Shannon]:

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J'ai mal, mais je vais bien.

C'est ce que je tente de me persuader depuis cette nuit. Il serait tellement plus facile de me laisser aller, de glisser à nouveau dans l'oubli, ou tout simplement de me foutre une balle dans la tête.

Mais j'ai un masque à tenir. Un rôle à jouer.

Je ne suis pas vraiment proche de cette famille pour laquelle je travaille. Les Lester ont trois enfants, plutôt mignons, mais eux sont strictes. J'ai plus l'impression d'être leur ado en crise qu'ils essaient de canaliser que leur employée. Ils ne veulent pas entendre parler de moi, et refusent que les enfants voient mes bras, tatoués et couturés de cicatrices.

Je m'en fous pas mal, j'ai mes week-end et un salaire, et je me bats pour savoir comment avoir un appartement ici, à Londres, pour que Cyan vienne aussi. Pour qu'on puisse enfin vivre.

La musique à fond dans les oreilles, je tente d'oublier. La brûlure dans mes muscles est intense, mais je ne m'arrête pas. Tant que je continue à courir, je suis en vie. Si je ne m'arrête pas, je ne retomberai pas.

Tant que je respire, j'espère. Dum spiro, spero. Voilà ce que clame mon plus récent tatouage, sur l'avant-bras gauche.

Je récupère dans Hyde Park, concentrée sur des petits détails pour ne pas penser aux plus gros, qui ont vite fait de me torpiller et me couler, comme ma playlist qui défile.

Thirty Seconds To Mars. Green Day. M83. Linkin Park. Pink Floyd. The Amity Affliction. David Bowie.

Je crois en la musique, plus qu'à n'importe quoi.

Ici, personne ne sait rien de mon passé, ils pensent tous que mon masque est la vraie moi, celle qui sourit, lance des blagues, joue de la guitare et chante. C'est plus facile comme ça. Ca évite de recevoir tous ces regards déçus et craintifs de ceux qui ont connu celle que j'étais. Celle que je suis.

Je hais le passé, je veux m'en détacher. Toute ma vie, pourtant, je resterai à leurs yeux celle qui a eu envie et besoin de savoir ce que ça faisait de glisser une lame dans sa chair, et je crains qu'ils ne me fuient comme la peste, car différente.

Un café à la main, je m'arrête sur Times Square, où je me sens minuscule au milieu de cette masse grouillante. Je pourrais m'évaporer, là maintenant, que personne ne verrait rien.

Si je m'écoutais, je serais en train de faire le tour du monde. Peut-être serais-je au parc Yellowstone, ou à Jérusalem, ou à Auschwitz, ou encore au Pôle Nord pour assister aux aurores boréales.

Mais je garde les pieds sur terre. C'est le problème quand on sort de l'enfer, on ne sait plus rêver.

Niamh et Andrew essaient de me contacter tous les jours depuis des mois, mais j'ai tellement honte que je fais la morte. Ils ont tout donné pour moi, pour nous, mais j'ai quand même mal fini.

Ici, c'est autrement qu'en France. Mes cheveux verts ne posent aucun problème, je peux m'habiller comme je le veux sans que les gens ne s'interrogent. De toute façon, mon look androgyne et sombre me permet de passer partout.

- Vous mangez des grenouilles pour de vrai, en France? Demande Rosie, surprise.

Je grimace et sourit, toujours à l'aise avec la candeur des enfants, qui ne sont pas encore influencés par les adultes. Je n'ai pas besoin de m'évertuer à chercher l'innocence là où elle a disparue, puisque ce sont les enfants qui la gardent.

- Pas moi, mais oui.

Rosie, Cillian et Jamie poussent des cris de dégoût. Je ris encore plus. Ce sont des triplets hyperactifs, et je comprends que leurs parents aient eu besoin d'une fille au pair.

- Et votre uniforme d'école, il est de quelle couleur?

- On a pas d'uniforme, tout le monde s'habille comme il veut. Et au lieu d'emmener notre repas du midi, on a une cantine.

Ils sont ébahis de glaner des informations sur la vie ailleurs. A cinq ans, ils sont vifs. J'espère ne plus en avoir pour longtemps ici, parce que malgré tout, je ne suis pas faite pour ce genre de métier. J'aurais été une mère abominable.

J'aime trop ma solitude et mon temps libre pour me consacrer aux enfants, à me tuer à la tâcher et à me plier en quatre pour toutes leurs volontés.

- Vous serez capable d'assumer toutes les charges? Insiste la propriétaire.

- Oui. On sera réglo! J'ai deux travail, et bientôt un troisième.

Elle me jette un coup d'oeil et son air sévère s'adoucit un peu. Je sais qu'elle doit se demander si je suis vraiment française ou non, parce que hormis mon accent, je ne suis ni sale ni fainéante.

J'annonce la bonne nouvelle à Cyan dès que je sors de l'immeuble de Harrison Street. Après trois mois de recherches infructueuses et de refus, je vais bientôt avoir les clés de mon appartement.

Je vais pouvoir lâcher mon boulot de fille au pair pour celui à l'hôpital.

- Alors je vais pouvoir bientôt venir?

- Yep, dans deux semaines, tout sera bon.

L'Angleterre est l'amour premier de Cyan, et je ne sais même plus comment cette idée de coloc nous est venue. C'est pourtant plutôt récent. Je me suis raccroché à ça pour fuir, en grande partie.

Cyan a l'accent britannique, j'ai l'américain. Il nous arrive de nous embrouiller sur la prononciation d'un mot ou de son équivalant.

- On va pouvoir sortir la boite à mots censurés pour acheter nos chiens! Exulte-t-elle.

- Va falloir que tu trouves un taf aussi. C'est pas ce qui manque ici, dis-je avec un sourire.

Elle hurle de joie. Son rêve se réalise. J'ai plutôt hâte qu'elle arrive. Ce n'est pas dans nos habitudes d'être si éloignées l'une de l'autre pendant si longtemps.

Je respire un grand coup et me laisse happer par les bruits de la ville, consciente que je me lave du poison qu'est mon passé.

J'ai mal mais je vais bien.

Course Contre La VieOù les histoires vivent. Découvrez maintenant