Chapitre 6 [Shannon]:

200 17 2
                                    

- Sers lui double portion, elle n'a rien mangé hier, dis-je à Cyan.

Jai me lance un regard noir, que je lui rends avec les honneurs. Elle grogne devant sa double portion d'oeufs au plat et de céréales mais ne dit rien, ce qui confirme mon hypothèse: elle ne dit rien à sa meilleure amie de ses problèmes. J'apprends à connaitre un peu sa colocataire et son copain, qui ne fait que lancer des blagues. L'ambiance est légère, difficile donc de rester dans le noir complet. Je vis le fait de sourire comme une trahison à mon deuil... mais ça fait du bien.

Cyan travaille dans une librairie, ça a l'air de lui plaire. Enfin, vu la bibliothèque qui couvre un pan de mur entier du salon et les livres qui trainent un peu partout, ce n'est pas difficile de comprendre que les deux filles vouent un amour profond à la littérature en tout genre. A mon avis, c'est le genre de filles qui passent leur soirée en pyjama avec un bon livre plutôt que d'aller se frotter le cul à des inconnus. Elles doivent faire tâche dans cette génération quasi-emplie de chaudasses.

- Bon, on vous laisse un moment. Jai, fais réchauffer la bouffe un quart d'heure avant!

Elle jette un clin d'oeil entendu à sa coloc. Jai rougit et lui envoie un doigt d'honneur, et je me sens gêné. Vêtue de son seul t-shirt Batman sur son collant, perchée sur son tabouret, elle me parait fragile, et jolie. Pas jolie comme les modèles canons et faux sur les réseaux sociaux, maquillées comme des voitures volées et habillées comme des putes, non, mais d'une beauté fragile et éphémère. Comme la flamme vacillante d'une bougie.

Et j'ai envie de cette fille dont je ne connais finalement rien. Une envie qui me prend aux tripes et me serre le bide.

Alors se détourner, comme d'habitude, pour ne pas être attiré par une possible source de bien-être. Je ne sais pas ce qui cloche chez moi. Je suis bizarre. Peut-être même fou. C'est compliqué de retomber dans le trou dans lequel je suis déjà tombé il y a des années de ça.

Le nez presque collé contre la fenêtre à guillotine, je regarde les trottoirs qui commencent à sécher de toute la pluie qui est tombée cette nuit, et ces deux gosses qui jouent au ballon en face. Je suis un instant nostalgique, repris par mes démons et mon désir de paternité. Encore un goût amer dans la gorge et un poignard dans le coeur.

- Et si on sortait un peu, cet après-midi? Proposé-je.

Je l'entends débarrasser la table du petit déjeuner, laver la table et mettre les couverts pour le déjeuner. Ma gorge se serre quand je vois qu'elle met quatre assiettes. Pour moi? Quelle est cette manie étrange qu'on a de s'incruster dans la vie de l'autre? Ne devrais-je pas plutôt être aux Etats-Unis, auprès de ma mère?

Non, dit une petite voix dans ma tête. Tu sais très bien pourquoi tu es à Londres. Tu as mis des milliers de kilomètres entre toi et tes proches pour que personne ne te retiennes quand le moment sera venu.

- Si tu veux, dit-elle doucement. Tu veux aller où? Tu aimes le poulet rôti? Et les frites?

Je ris un peu tellement elle enchaine les questions sans rapport. C'est plus fort que moi, et le rire sort de ma poitrine comme une bulle qui éclate. Un sourire en coin illumine son visage. Ne pas m'approcher d'elle, ne pas la toucher.

- Je suis vegan.

- Merde! Vegan comment? En mode moyen, du genre on touche pas les mignons petits porcs et moutons, ou en mode hard, du genre ni oeufs, ni fromage, ni lait, ni rien?

- Vegan moyen, dis-je avec un sourire. Et les porcs n'ont rien de mignon. A part toi, t'es la plus jolie porc que j'ai jamais vu.

Elle me balance le premier truc qui lui passe sous la main, qui atterrit en boule sur mon visage. Quand je la déplie, je découvre une combinaison dinosaure verte à capuche, et c'est plus fort que moi, j'éclate de rire. Ses joues se teintent de rose mais elle hausse les épaules, comme si le fait de porter ce genre de tenue ne la dérangeait pas le moins du monde. Ceci dit, je crois me rappeler que Jared avait la même. Il était ridicule dedans, et ça me fait encore plus rire malgré la douleur.

- Oh non, c'est tellement ridicule!

- On se sent bien dedans, riposte-t-elle. Mets-la, tu verras!

- Je préfère encore me faire tatouer une flèche rouge sur les couilles...

Elle me jette un regard amusé, et ses yeux bleus sont soudainement si clairs et pétillants de joie que je m'exécute en hochant la tête d'un air faussement dépité. Je retire mon jogging devant elle et lui balance à la figure avant d'enfiler la combinaison dinosaure. Jai ferme elle-même les quelques boutons pressions sur mon ventre et contemple l'oeuvre que je suis devenu en se mordant la lèvre. Cette dingue se fout ouvertement de ma gueule!

- Magnifique, je devrais faire une photo!

- Te gênes surtout pas.

Course Contre La VieOù les histoires vivent. Découvrez maintenant