Chapitre 53 [Jai]:

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A l'autre bout de la Terre.

Il n'est plus là. Son avion a décollé il y a une semaine. Je me traine au travail sans forces, je souris sans sourire... je vis. Et ca me fait chier.

- J'ai mis une alarme sur ton téléphone. Huit pour toi. Midi pour moi. Chaque jour, je vais t'appeler.

Il essaie de me faire rire. Peine perdue. Il attend jusqu'au dernier moment pour l'embarquement, m'embrasse et me serre dans ses bras avant de s'éloigner avec son sac à dos.

- N'oublie pas, Jai! Fais tes courses avec ta combinaison, tout le temps, pour moi!

- Monsieur, il faut y aller, le presse une hôtesse aux gros seins.

- Vis, Shannosaure! Tu vas me manquer!

- Monsieur...

Je claque la porte aux souvenirs en reniflant. Notre jeudi au parc nous a apporté une sale crève. Je reste seule dans mon lit qui porte encore son odeur. Dormir est devenu ma lutte principale.

Shan tient sa promesse. Il m'appelle chaque soir à vingt heures, me raconte ce qu'il fait (rien), me fait visiter son immense maison via Skype et me raconte qu'il aura bientôt un compagnon à me présenter.

Ces trois mois ont été comme une parenthèse, une parenthèse en même temps bénéfique et cruelle. Comme si j'avais emprunté la vie de quelqu'un.

- OH. MON. DIEU. MON. DIEU. MON. DIEU. Hurle Cyan. Je veux aller voir ce film au cinéma! On y va?

- Je te rappelle comment je me comporte au cinéma?

Avec Cyan, ça fait plusieurs années qu'on n'est plus allé au ciné ensemble, parce que je change tous les discours, je gueule contre les personnages, je fais la voix off des scènes pour adultes... Bref.

- Ouiiiiii, mais cette fois tu peux pas refuser. Viens, allez!

- Mais...

- C'est pour le travail, meuf...

- Bon, si c'est pour le travail.

Il faudra vraiment qu'on arrête de référer toute notre vie et nos vannes à Antoine Daniel, ça devient lourd... Sauf qu'on ne peut pas s'en empêcher, et que ça nous fait rire, aussi.

- Allons voir Pokémon, alors.

Se lever. Manger. Travailler. Sortir. Rentrer. Lire. Essayer de trouver le sommeil. Prendre un bain. Contempler le désastre.

Puis recommencer. Encore et encore.

La sobriété m'est revenue, je ne me vois plus fumer ou boire depuis l'aveu de Shan sur son frère. Mon estomac accepte à nouveau la nourriture, même si ce n'est que pour combler le vide.

Sur le calendrier, les jours passent. La petite croix rouge se rapproche de plus en plus. Je n'ai pas choisi cette date au hasard. C'est l'anniversaire des garçons.

Leur onzième bougie. Même s'ils ont six ans pour toujours.

Quand je ne travaille pas et que je sens que je vais craquer, je rends visite à Josh, qui me fait partager sa passion de l'Egypte Antique. Parfois, je vais chez Noah, avec qui j'ai récemment noué une amitié.

Le but est de ne pas rester seule, de faire taire mes démons.

- J'aimerais ouvrir un coffeeshop, me dit-il un soir. Implanter ma marque ici, et puis, si ça marche, autre part.

- J'y connais rien en affaires, mais pense à moi si il te manque une employée.

- Pfff, même pas je te fais confiance! Tu serais tout le temps en train de boire le café que tu es censée servir aux clients!

Nous ricanons de concert. Boo est derrière moi, assis, les oreilles en l'air, attentif à la voix qu'il reconnait.

- Sinon, toi, ça va? Demande-t-il, sérieux. Tu tiens le coup? Le boulot, c'est comment?

- Oui, oui et merdique.

Il grimace, puis l'écran devient tout noir alors que j'entends un cri de douleur. Il vient de se lâcher le téléphone sur le visage. Je ricane.

- Merci pour les sous-titres.

- Pas de quoi.

J'aimerais lui dire qu'il me manque, et que ça ne va pas vraiment, mais je n'ai pas l'habitude de ces mots. Ils me paraissent faux quand ils sortent de ma bouche.

- Tu es allé en Louisiane?

- Non. Mais ma mère veut qu'on y aille ensemble... sauf que je ne peux pas faire un pas en dehors de chez moi sans qu'un de ces connards me mitraille.

- Balance-leur des caillous, suggéré-je.

Je sais à quel point les paparazzis lui sortent par les yeux. Il n'aime pas que sa vie privée soit étalée sur le net. Son retour a littéralement fait sauter de joie toute la famille Echelon.

Sauf qu'il n'a rien dit, rien fait. Tomo et lui sont censés faire un communiqué, un live, pour annoncer l'arrêt du groupe, mais Shan se sent encore incapable de retourner sur les réseaux sociaux.

- Mais bien sûr... Et c'est qui qui aura un procès au cul parce que je leur aurai cassé la gueule? Je ne veux pas de ça. C'est des vrais enculés. Je ne peux pas dire quoi que ce soit, parce que chacun de mes mots sera usé contre moi. Et même si je ne dis rien de mal, ils vont tout mélanger à leur sauce!

- Doucement, doucement...

- J'ai pour projet d'aller élever des chameaux au Nicaragua si ça continue.

Je sens d'ici sa tension, sa colère et sa peine, mais je ne peux rien faire. Nous sommes impuissants l'un pour l'autre à cause de la distance.

Puis les appels diminuent.

Course Contre La VieOù les histoires vivent. Découvrez maintenant