Chapitre 25 [Jai]:

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- Un jour, quand j'étais gosse, un chien m'a arraché un orteil, dit Shannon.

- Et il est devenu quoi?

- Mon orteil?

- Non, dis-je en levant les yeux au ciel. Le chien.

- Ah... C'est devenu mon pote!

Je recrache mon café par terre en m'étouffant, et Shannon me regarde comme si j'étais devenue cinglée. Il n'y a pas de quoi rire, mais j'imagine un petit Shan à neuf orteils pardonnant au clebs qui lui a bouffé le dernier.

Il sourit en coin, perdu dans ses pensées, et enchaine sur une histoire où Jared et lui jouaient à un saute-grenouille ou un jeu dans le genre, jusqu'à ce qu'il saute accidentellement par la fenêtre. Résultat, toutes les dents de devant cassées et trois semaines de bandages bizarres.

En regardant ses dents blanches et bien alignées, j'en déduis qu'il avait encore ses dents de lait au moment de l'accident.

Mais parler de Jared l'a rendu encore plus sombre et mutique qu'il ne l'était déjà.

Après notre balade caféinée quotidienne, nous rejoignons une station de métro pour pouvoir aller chez moi, comme d'habitude. J'aime bien notre routine. J'aime de plus en plus les moments qu'on passe ensemble... ce qui ajoute des projets à ma courte vie et recule encore mon échéance. Le prochain train va arriver d'une seconde à l'autre, et il est si tard que le quai est quasi-désert.

Les baskets mouillées de Shannon couinent au moment où les phares du métro apparaissent au bout du tunnel, et rien, rien, n'aurait pu me préparer à la scène qui se joue devant moi.

Il avance à petits pas déterminés jusqu'au bord du quai.

Je crie.

Les deux ivrognes qui dorment ne me seront d'aucune aide, et je n'ai que quelques secondes avant que Shannon ne bascule et que le métro ne l'écrase, alors ne pas réfléchir et bondir, lui attraper le poignet et le tirer aussi loin que possible du bord, tâche difficile parce qu'il rue de tout son poids dans tous les sens pour se dégager.

- Stop, Shannon! Arrête!

Je le serre contre moi de toutes mes pauvres forces jusqu'à ce que le train soit partit et que tout le monde ait déserté les lieux, nous laissant seuls. Personne n'a rien vu, personne n'a rien fait. Ma mâchoire et mes côtes me chauffent des coups qu'il a pu me mettre.

Son hystérie se calme peu à peu et, emplie de terreur, je n'ose pas le relâcher. J'ai la gorge douloureuse d'avoir hurlé trop fort et les yeux humides de larmes. Je n'ai encore pas tout intégré.

C'est à ce moment là, contre moi, qu'il craque.

Ses traits se déforment et de grosses larmes roulent sur ses joues mal rasées, il sanglote et gémit, prononçant le prénom de son frère à plusieurs reprises. J'ai toujours eu du mal avec les gens qui pleurent, mais le voir pleurer, lui, détruit tout le reste en moi.

Il me serre fort contre lui, contre sa douleur qui m'écrase en s'associant à la mienne. Avoir mal à l'âme, c'est pire que la douleur physique, parce qu'on ne soulage pas cette souffrance avec des cachets.

- Je crois qu'on va devoir rentrer à pieds, dit-il une heure plus tard.

Je hausse les épaules, faisant mine de ne pas voir à quel point il est gêné. Ses yeux sont rouges mais il s'est calmé. Il propose que je dorme à nouveau chez lui, parce que c'est plus près que chez moi. J'accepte, terrifiée à l'idée qu'il profite de mon absence pour recommencer... et réussir.

Je me déshabille sous la couverture et garde une distance entre nous, serrant quand même sa main dans la mienne en guise de soutien. Plutôt crever qu'il sente ou voit l'état actuel de mes cuisses.

Pourtant, mon corps tout entier est envahi de bouffées de chaleur à la simple vue de son torse et de ses tatouages.

J'aurais envie que le contact de quelqu'un sur moi soit plus facile à accepter, moins stressant et angoissant, mais ça ne marche pas toujours comme ça. Parfois, je tolère, et parfois, ma phobie me laisse tranquille, mais souvent, le moindre contact est douloureux et source de terreur.

Et je ne veux pas que ce soit ça avec Shan.

Je le regarde s'endormir, épuisée, mal au plus profond de moi, sans énergie, vide, démunie face à sa douleur...

Sur la table de chevet, une photo. Lui, sa mère et son frère, sur fond bleu. Ils sourient, heureux. Et aujourd'hui, cette famille a éclaté.

Course Contre La VieOù les histoires vivent. Découvrez maintenant