Chapitre 86 [Jai]:

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Je ne cesse de consulter ma montre, terriblement angoissée à l'idée de revoir Niamh et Andrew. Après notre sieste improvisée de la matinée, nous avons pris le chemin d'un fast food près du cimetière.

J'ai préféré que Shan soit là, tout le temps que je suis dans cette ville maudite. Il restera avec moi au cimetière et il fera la rencontre de mon ancienne famille. Il a l'âge de Niamh.

- Ca va aller?

- Mmmh...

Je ne peux même pas parler, la gorge nouée et sèche, le coeur serré d'un chagrin qui me parait aussi frais qu'au début.

Samuel & Simon Starzinski.
Puisse vos petites ailes veiller sur nous.

Après tout ce temps, je n'ai pas oublié où était la petite tombe en marbre blanc. De leur portrait ovale, au-dessus de leur nom, ils me sourient. Indiscernables, le même regard rieur, les mêmes cheveux peignés, le même col de chemise noir.

Tandis que la terre semble s'ouvrir à mes pieds pour vouloir m'engloutir, seule la main de Shannon sur ma taille me retient.

Je glisse deux graviers sur le marbre, tradition juive, et arrose toutes ces fleurs déposées entre les petites plaques. Aucun doute que ce soit mes proches qui renouvellent les roses et les crysanthèmes.

Quand je m'éloigne enfin de la tombe, non sans avoir jeté un dernier coup d'oeil à leur photo dont je connais les moindres détails, je suis partagée entre vouloir aller un peu vers le casier qui contient les cendres d'Amon, ou partir d'ici.

- Bonjour, Jai.

La sensation que mon coeur tombe dans la poitrine, puis cette dose d'adrénaline et de peur qui me traverse, avant de ressentir l'amour foudroyant en croisant le regard de Niamh, vieillie.

Je la serre contre moi de toutes mes forces. Je la dépasse en taille. Ses cheveux sont toujours bruns, mais les cheveux blancs y percent, et ses yeux bleus sont cernés par les ridules.

Andrew, qui me serre contre lui comme un bourrin, est toujours aussi grand, mais il a maintenant du ventre, lui qui allait faire une heure de vélo tous les jours pour garder la forme.

- Bonjour, vous devez être Shannon. Ravie de vous rencontrer! Comment allez-vous?

- Niamh, il parle anglais. Seulement anglais.

Elle s'excuse et recommence en anglais, pour que Shan puisse la comprendre. Elle a l'air excitée.

Je rigole un petit peu, stressée. L'avis de mes anciens parents d'accueil est important pour moi, même si je ne leur ai jamais dit, même si je fais tout pour rester aussi distante que possible. Ils sont une partie de mon passé.

- On a été très étonnés de ton appel, dit Andrew. Ca fait deux ans que tu n'as pas montré le bout de ton nez. Est-ce que ça va mieux?

Je hoche la tête doucement. Dans le café bondé où nous sommes, il y a peu de chance que quelqu'un entende notre conversation mais je préfère rester évasive.

- Comment est votre nouvelle maison?

- Oh, super. On est bien mieux en dehors de la capitale. Notre chalet est assez reculé, et on a fait en sorte que tout soit écologique. Vous pourriez​ peut-être y passer?

Ils sont heureux de nous décrire combien la luminosité est magnifique dès le matin, mais je suis gênée. Non, nous ne pouvons pas aller les voir chez eux. C'est à une heure trente de Paris, il est déjà quinze heures, et Shan aimerait dormir un peu avant de prendre l'avion.

- Nous n'avons pas le temps, dis-je. Désolée, mais notre avion est cette nuit, et on est crevés du vol de ce matin.

- Oh non, pas aujourd'hui, rit Niamh. Je veux dire, si tu veux, si vous voulez prendre des vacances ou même vous reposer un week-end... Au fait, vous retournez déjà à Londres?

- En fait, non, intervient Shan. Jai va venir vivre avec moi un moment... et puis, si ça lui plait, rester.

- Oh! Où ça? Tu es américain, n'est-ce pas? Jai ne nous dit pas grand-chose par mail.

- A Los Angeles. J'hésite encore à vendre ma maison, mais je vais ouvrir prochainement un café, alors on bossera ensemble. Ca lui fera du bien de changer d'air un petit peu.

- Hey! Je suis là, m'exclamé-je. Et je n'aime pas qu'on parle de moi devant moi comme si je n'étais pas là!

- Tu n'as pas changé sweetheart, rit Andrew de son gros rire. Toujours aussi sauvage!

Ils rient tous de moi, et je m'enfonce dans ma chaise, faussement fâchée. Je les écoute faire connaissance, tellement soulagée qu'ils ne fassent aucun commentaire sur l'âge de Shan. Je n'ai pas besoin de ça. Je suppose d'ailleurs que Niamh et Andrew sont si heureux de me voir à nouveau en couple que rien ne compte plus pour eux.

A dix-neuf heures, après des au revoir chargés d'émotions, je me glisse dans le lit, douchée et épuisée. Il ne nous reste que cinq heures pour dormir. Shan, à côté de moi, dort déjà.

Le vacarme de Paris ne s'atténue pas, le sommeil me fuit, et je ne cesse d'être hantée par des centaines de souvenirs. Ma mémoire m'en fait une compilation, juste pour savoir si je vais craquer.

Mais pas aujourd'hui.

J'ai des lames dans ma valise. J'en ai toujours, partout, que ce soit dans la coque de mon téléphone, dans ma trousse de toilettes, dans un livre ou dans mes poches.

Mais à l'aéroport, après une course en taxi, je suis contente de ne pas avoir les cuisses qui brûlent, ou de pansements. Je suis une fille comme une autre, en voyage avec son copain. Est-ce ça le bonheur?

Si oui, ça me fiche la trouille. En fait, je crois que j'ai peur d'être heureuse, parce qu'à chaque fois que je le suis, il y a toujours quelque chose d'horrible qui se passe.

Course Contre La VieOù les histoires vivent. Découvrez maintenant