Chapitre 102 [Jai]:

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Je m'impose cette douleur que j'essaie aussi bien de fuir que de ressentir. Et enfin, je sens ce mal qui me libère. Ce mal que j'aime autant que je le hais.

Parce que malgré ce qu'ils peuvent en penser, je ne suis pas capable d'affronter l'insupportable.

Les doigts couverts de sang, je me bouche les oreilles malgré le silence de la pièce. Ma tête fait un vacarme pas possible. Je grince des dents. Je grimace de douleur. Mon corps va exploser en un million de petits morceaux.

Regarde ce que tu es devenue, Jai. Tu es un monstre. Une dégénerée. Combien de temps vas-tu encore lui mentir sur ta vraie nature? A quoi tu joues? Ce n'était pas ça, les règles, au départ...

L'odeur de sang me vient au nez. L'eau chaude pique mes plaies. Mes paupières se crispent, j'aurais besoin de me coller une balle dans la tête pour que tout ça s'arrête.

- JE NE SUIS PAS TOI! TU AS JUSTE VOLÉ MA VIE!

Le cri se répercute dans la salle de bain, j'en ressens les échos dans ma gorge meurtrie... mais au moins, ils sont redevenus silencieux. Je deviens dingue. Je le suis, j'en suis persuadée.

Puis un cri de douleur mêlé d'incompréhension retentit juste à côté de moi. Un courant d'air me fait frissonner. Shan jette le couteau aussi loin que possible et contemple les dégâts. La porte ne ferme plus à clé. J'ai hurlé trop fort.

- Sors, dis-je doucement.

- Non.

- SORS D'ICI SHANNON! Laisse-moi tranquille.

Il reste, je le repousse, il revient à la charge et regarde l'eau s'évacuer dans le siphon, mes poignets maintenus dans une seule de ses mains. Ses veines sont saillantes jusqu'à ses coudes, ses muscles sont bandés pour résister à mes tentatives de fuite. J'aimerais qu'il arrête de se soucier autant de moi, et j'aimerais qu'il me serre juste contre lui.

J'ai un brusque mouvement de recul quand sa main se pose sur mon épaule. Mon corps qui me trahit ne fait qu'ajouter au tumulte de mon esprit. Je sais qu'ici, nue dans la baignoire, je n'ai nulle part où me cacher, mais je ne peux finalement pas supporter l'idée qu'il me touche pour le moment.

L'odeur du gel douche remplace celle du sang, et je m'habille difficilement. Tous les gestes du quotidien deviennent difficiles. Je suis au ralenti, comme plongée dans de la mélasse. Ma tête bourdonne.

Les larmes aux yeux, il me fixe. Je ne sais plus comment respirer, ma poitrine va exploser. Le chagrin des autres a tendance à me détruire plus que le mien.

- Elles sont sur ta peau parce que je n'ai pas été là.

Je sens une larme passer à travers mon barrage qui se fissure. Je ne sais pas s'il me reconstruit ou rend ma destruction encore plus belle. J'ai voulu croire qu'il était mon sauveur. J'ai voulu croire que tout était terminé.

Mais rien ne se terminera avant que je n'en finisse moi-même. Je n'ai plus ni la force ni la motivation de me sauver moi-même.

J'ai besoin de Shan, mais lui mérite mieux.

Le retour de Dan et Phil met un terme à notre conversation. L'enterrement n'a lieu qu'après-demain, mais nous serons à Paris dès demain, pour soutenir les parents de Cyan.

Basculant du fauteuil roulant pour s'installer dans le canapé, Dan m'étreint. Il est assez amoché, mais il s'en remettra vite. Il n'a pas dormi malgré les calmants qu'il a eu, et ses jambes brisées lui font un mal de chien.

- J'ai appris pour Cyan, je suis désolée Jai. Nous sommes vraiment très tristes. Nous serons à l'enterrement. Jacques et Florence nous ont prévenu dès qu'ils ont su. Un vrai drame...

Je ne peux rien dire sous peine d'éclater à nouveau en sanglots. Niamh pleure au téléphone. Elle adorait Cyan.

- Ne dépensez pas de l'argent pour l'hôtel. Vous pouvez venir chez nous, c'est assez grand.

- On est quatre, Niamh. On ne va pas vous déranger, t'en fais pas.

- Ne sois pas bête. Nous serons ravis de vous avoir. Il ne faut pas rester seul dans ce genre d'épreuve, tu le sais mieux que n'importe qui. J'attends ton message à ton arrivée. On viendra vous chercher.

Je passe le reste de la soirée et de la nuit à tourner en rond dans l'appartement, morte de fatigue, incapable de trouver le sommeil et la paix.

J'ai survécu à tous mes proches. J'étais la seule à ne pas vouloir vivre, hormis Amon, et je suis la seule à rester, aujourd'hui. Qu'est-ce qu'il me reste? Pourquoi est-ce que je devrais continuer? Me lever? Travailler? Je fais de mon mieux, mais pourquoi est-ce que je le fais?

Je regarde Dan, qui essaie de relativiser. Mais ses yeux sont sombres, voilés. Lui aussi a connu une sévère dépression. Je suis assise entre lui et une femme. Phil et Shan sont un peu plus loin.

Je n'assume plus de croiser le regard de Shan depuis qu'il m'a dit que Cyan et Dan étaient en route pour nous voir quand l'accident a eu lieu. Je sais que ce n'est pas de sa faute, et que ça aurait été une surprise fabuleuse... mais je ne parviens pas à me dire que le savoir n'aurait rien changé, que rien n'aurait pu changer le destin... mais je lui en veux quand même. Stupidement.

A Paris, Niamh et Andrew sont là pour nous accueillir. Ils nous serrent dans leurs bras, on échange des condoléances.

- Tu as changé de parfum, dis-je à Andrew.

- Comment tu sais?

- Celui-ci me donne envie de vomir.

Il sourit un peu, au volant de son Scenic, mais je ne manque pas le regard qu'il échange avec Niamh. Est-ce qu'ils se demandent silencieusement si je vais tenter de mettre fin à mes jours dans les prochaines heures?

Je ne suis pas prête à enterrer Cyan. Je ne suis pas prête à lui dire adieu.

Course Contre La VieOù les histoires vivent. Découvrez maintenant