Chapitre 111 [Shannon]:

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- Comme vous le voyez, c'est un spacieux living-room avec une luminosité splendide le matin. La terrasse est orientée plein sud. Le sous-sol est entièrement insonorisé, tout a été refait à neuf. Des questions?

Je garde le silence, plutôt ravi de cette visite. J'aime cette maison, elle est calme, les peintures sont claires, il y a beaucoup de lumières, un grand terrain... et une piscine. Ce qui me fout d'avance la trouille. Il ou elle pourrait tomber à l'eau.

- Heu... on a deux chiens, et on va avoir un bébé l'année prochaine, alors est-ce que vous pourriez me dire quel type de barrière prendre pour sécuriser la piscine?

Le mec de l'agence sourit encore plus largement. Il m'entraine vers la piscine et m'explique avec enthousiasme que les barrières sont au garage, et qu'il peut facilement les remettre. Au fond, il s'en fout pas mal, vu le prix que la baraque coûte.

- Votre femme n'est pas venue? Elle est restée à Los Angeles?

- Oh... heu, non, elle est au cimetière. Elle rend visite à un proche.

Je suis mal à l'aise, je me gratte la nuque et lit le formulaire avant de le signer. J'ai craqué sur cette maison dès qu'on l'a visité ce matin, avec Jai, seuls. Nous serons tranquille, et il y a quatre chambres, de quoi avoir de la place pour le Têtard et ma mère quand elle viendra.

Ca me fait toujours aussi bizarre qu'on qualifie Jai comme ma femme. Je n'ai jamais trop été pour le mariage. Mais d'un côté, ça pourrait éviter son expulsion et tous les formulaires. Elle pourrait être naturalisée américaine.

- Content d'avoir pu être une part de votre rêve, monsieur Leto. Profitez de votre petite famille, et bienvenue en Louisiane.

Il s'éclipse pour passer un appel et faire reculer sa voiture dans l'allée, et j'en profite pour refaire un tour de la maison. Je m'y vois déjà. La cuisine est spacieuse. La chambre d'enfant donne sur le jardin. La mezzanine en bois clair pourrait faire un bureau et le sous-sol est insonorisé, je pourrais donc me défouler sur ma batterie à toute heure du jour et de la nuit. Je ne regrette pas mon choix.

Il faudra l'aménager, et je ne sais pas encore si je garde la maison à Los Angeles ou non. Parfois, j'ai envie de garder une attache là-bas, et d'autres fois, je voudrais simplement recommencer loin de tout. Ici. Je reste donc indécis, assis dans l'herbe parfaitement entretenue.

Je passe ma main sur mon front, qui reste bleu mais qui a désenflé. Puis je m'affale dans l'herbe, offrant mon visage au soleil. Les haies sont hautes, un portail sécurisé nous préserve des curieux. La rue est calme, quelques voisins parlent.

Il y a deux grands arbres au fond du jardin, et un pommier. Jai pourra continuer à grimper dans les arbres si ça lui fait plaisir. Elle n'en parle pas. Je fais comme si je ne savais pas... mais je la regarde parfois disparaitre à l'aube. J'ouvre la fenêtre pour l'écouter jouer de la guitare à l'abri du monde. C'est son moment à elle.

Elle n'en aura plus beaucoup, à l'avenir.

Un jour, bientôt, il y aura un enfant. Il courra partout, et la maison résonnera de ses rires ou de ses pleurs. Comme chez Tomo, tout se transformera. Une chaise haute trônera à côté de la table, une baignoire en plastique sera dans la salle de bain, il y a aura une poussette dans le hall, un siège et des jouets dans le salon.

Un jour, bientôt, on m'appellera papa. Et je regarderai mon enfant dans les yeux, et il verra en moi soit un héros, soit une ordure. J'ai le choix. On l'a presque toujours. C'est la décision finale qui ne nous appartient pas.

La vie est un sale cercle vicieux.

Je repense à la Liste, accrochée sur le frigo. Aux prénoms qui passent des dieux romains aux romans de nos fictions favorites. On cherche l'original, la signification... peut-être un signe du destin.

Têtard commence à donner des coups. Je ne les sens pas encore. On dirait qu'il fait exprès d'arrêter quand je pose ma main.

J'aurais aimé arrêter le temps quand j'ai senti les bulles en posant ma joue contre le ventre de Jai. J'aurais voulu une autre dose d'amour pur et concentré, de celui qui coupe le souffle.

Bientôt, je le verrai à nouveau sur écran. On pourra alors arrêter de dire il ou elle à chaque fois qu'on veut le mentionner. On devra commencer à lui faire une place dans notre vie de jeune couple. Ma mère a peur que Jai ne sorte pas de la dépression pour autant. Je lui ai assuré que cet enfant la tiendra à la vie mieux que n'importe qui d'autre.

Elle a peur d'être une mauvaise mère. J'ai peur d'être un mauvais père. Je n'ai pas eu de modèle, il n'y a eu personne pour me donner les conseils dont j'aurais eu besoin, personne pour me recadrer au moment où j'en avais besoin, personne pour me montrer ce que voulait dire être un vrai père.

Mais quand je me relève, je décide d'être un héros pour Têtard. J'accrocherai un drap à mon cou et lui décrocherai la lune et me dirai que j'ai réussi ma vie en le voyant avec des étoiles dans les yeux.

- Je savais que je te trouverais là, dis-je en enlaçant Jai par-derrière.

Elle est encore au cimetière, plantée devant la tombe de mon frère. Elle a arrosé les fleurs. Un grand arbre nous fait de l'ombre et nous protège un peu du soleil de fin septembre.

Elle me tend un petit bout de papier, une feuille A4 pliée en trois, avec quelques mots gribouillés à la hâte. J'ai du mal à respirer, tout semble soudainement se resserrer autour de moi.

Course Contre La VieOù les histoires vivent. Découvrez maintenant