Chapitre 70 [Jai]:

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L'horloge aux chiffres romains du salon indiquait sept heures douze du matin quand je me suis levée.

Shannon dort à poings fermés, alors je m'occupe du ménage, de la vaisselle, du linge, des chiens... puis je file à l'épicerie la plus proche, pour être sûre d'avoir fini de tout préparer avant son réveil.

Je sais qu'il ne veut rien pour son anniversaire, parce que ça le travaille trop pour qu'il puisse le fêter, mais je veux juste lui offrir un peu de paix. Autre chose que ce que je lui donne chaque jour depuis qu'on se connait.

Pancakes, gâteau au chocolat, fruits, nutella, café.

Pendant un instant, je m'imagine être une femme au foyer, préparant un gâteau au chocolat pour mon fils, parce que dans ma tête, je me suis toujours dit que c'était un garçon.

Ca aurait dût être un bébé du mois de mai. Il aurait bientôt cinq ans.

Mais peut-être que j'aurais été une mauvaise mère, dans une situation précaire, infligeant à cet enfant tout ce que je m'étais juré de ne jamais lui faire subir. C'est ce que je me dis pour me consoler, quand m'imaginer lui faire des gâteaux fait trop mal.

- Hey, chuchoté-je à l'oreille de Shan. Debout, grosse limace.

Il grogne et se retourne, un instant perdu, puis sourit et s'appuie contre le mur quand je pose le plateau sur ses genoux. Il ne dit rien pendant quelques secondes, et je commence à me demander s'il m'en veut.

- Tout ça pour moi?

- Ouais.

- Wow, tu t'es levée tôt! T'as même fait un gâteau au chocolat?

Son étonnement béat me faire rire. Il a l'air d'un enfant à qui on vient d'expliquer comment font les avions pour voler.

- Et ce n'est pas tout!

J'emprunte son briquet pour allumer les quarante-huit bougies que j'ai réussi à caser sur le gâteau. Il éclate de rire, ce qui manque de tout faire renverser sur les draps.

- Joyeux anniversaire, Shan. Fais un voeu. T'as pas le droit de demander des trucs érotiques.

- Merde!

Il souffle toutes les bougies, et j'inhale profondément leur odeur, que j'aime bien. Je m'assois en tailleur face à lui, et le contemple, me rappelle de la première fois que je l'ai vu dans un clip.

A vrai dire, avec Cyan, on rigolait de ses sourcils. J'ai mis un peu de temps avant de pouvoir apprécier le groupe dans sa totalité, et non pas que pour Jared. Puis j'ai appris à les distinguer, à séparer leur rôle dans chaque musique.

Je me suis sentie quelqu'un, en les écoutant. J'avais ma place. Il suffisait que j'écoute Alibi, Vox Populi, Kings and Queens ou Search and Destroy pour me sentir en totale liberté, avec cette sensation d'harmonie entre le coeur et la tête, le temps d'une musique.

- A quoi tu penses?

- Que tu es beau.

Stupeur. Silence. Avais-je vraiment l'intention de dire ça? Je grimace de honte tandis qu'il sourit, tout content, avec son air timide.

- Eric a trouvé quelqu'un pour me remplacer cette semaine, dis-je pour changer de conversation.

Ce qui m'embête pas mal, d'ailleurs. Je tiens à mon travail, même si je fais beaucoup d'heures. J'en ai besoin pour vivre, mais Sophie et les médecins de l'hôpital se sont mis d'accord pour dire que je devais me reposer et prendre du temps pour moi avant d'atteindre le burn out à nouveau.

- Je pourrais t'épouser ici et maintenant juste pour avoir des pancakes tous les matins, dit-il.

- Tu te rends compte que c'est un dialogue de sourds?

- Je suis un peu vieux, en même temps.

- Promis, je t'achèterai un sonotone.

Il éclate de rire et termine son pancake. Ma bouche s'assèche quand il se lèche les doigts un par un, les yeux fermés. Pourquoi ce geste me semble si pervers et érotique?

Je suis ramenée au présent quand son téléphone sonne. Il pose le plateau par terre et me montre l'écran. Sa mère. Je hoche la tête et me lève pour partir, mais il agrippe ma main et me tire contre lui, contre son torse chaud.

Pendant un instant, imaginer ma mère. Son sourire. Sa voix douce. Sa fierté dans sa voix quand elle me souhaite mon anniversaire. Me rappeler par la même occasion à quel point elle a souffert pour me mettre au monde.

Une nausée s'empare de moi.

Je ne veux pas penser à elle. Jamais. Je ne veux pas.

- On fera quelque chose quand je rentrerai, maman, dit doucement Shan. Promis.

- J'ai attendu l'heure de ta naissance pour t'appeler... mon Dieu, que ça me semble loin. Tu étais un bébé si calme.

Je me force à ne pas écouter. Je voudrais ne pas être là. Ne pas être témoin de leurs liens familiaux si étroits... mais Shan serre si fort ma main dans la sienne que je ne la sens plus.

Fermer les yeux est pire. Je bascule dans mes souvenirs, je chute impitoyablement. Et je revois ce regard froid qu'avait le médecin. Ce désapprouvement total et muet de la part de la femme qui m'a suivie pendant ces quelques semaines.

Ce secret que je portais sur mes épaules. Ce secret qui me faisait vomir à chaque réveil, à chaque repas, à chaque odeur... Ce secret qui pesait dans mon ventre. Ce secret que j'ai détesté si fort avant de le voir pour la première fois sur un écran.

Cette discussion avec cette autre adolescente enceinte. Sa joie totale à l'idée d'être mère si jeune. Ses rêves.

Mon dégoût. Ma peur. Mon stress. Et tout au fond, cet amour que je n'avais pas le droit d'éprouver à mon âge. Cette trouille bleue à l'idée de le dire à Amon ou Niamh.

Les battements sourds de son coeur.

Puis le retour à la normale. Brusque. Atroce. Douloureux. Ces deux échographies. Nulle part pour se recueillir. L'idée de Caleb ou Ava évanouie à cause de moi.

Parce que je ne le méritais pas.

Course Contre La VieOù les histoires vivent. Découvrez maintenant