Chapitre 97 [Shannon]:

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Mon cerveau met un moment pour enregistrer l'information. Cette fois, c'est plus grave. Jai en a fait, des coups tordus, mais là... Suis-je capable d'encaisser ce qu'elle est sur le point de me dire?

Je la serre pourtant contre moi, alors que son corps est couvert de frissons.

- Mon bébé...

Mon coeur s'emballe brusquement, cognant à tout rompre contre mes côtes, et ma gorge me brûle, comme si j'étais sur le point de vomir. Je me recule, soudainement effrayé par cette fille. L'information ne veut pas passer, comme un gros beug, et je reste un moment à la regarder comme un con.

- Tu as tué ton bébé, dis-je lentement.

- Je n'avais sûrement pas le droit de vouloir mettre un enfant au monde avec la vie que j'avais.

La boule qui obstrue ma gorge se relâche un peu, je respire un grand coup, les poumons douloureux. Son tatouage sur la hanche... visible seulement si elle est nue. Je mets donc une histoire sur l'encre sous sa peau, comme si je faisais la quête aux indices dans un polar.

- T'avais quel âge?

- Quinze.

Putain de bordel de merde. La bile remonte à nouveau dans ma gorge. Aurai-je un jour fini de découvrir tous ses secrets? Pourquoi faut-il que son parcours soit si macabre et glauque?! J'essaie de l'imaginer à quinze ans, terrorisée en apprenant sa grossesse, perdue dans sa dépression, sa phobie et sa vie catastrophique... mais je n'y arrive pas, il me manque encore trop d'éléments sur sa vie. Elle a connu trop d'obstacles.

- Raconte.

- Je voulais le garder. J'avais que quinze ans, mais je me sentais prête? Ridicule, hein? Ricane-t-elle amèrement. J'allais encore au lycée et je n'avais pas les moyens d'élever un gosse... J'ai rien dit à ma famille d'accueil, j'ai passé les examens. Mon tatouage, c'est la première fois que je l'ai vu. Il avait neuf semaines, je l'ai appelé Coquillette... puis j'ai passé les douze semaines, le seuil d'avortement.

Elle s'arrête et inspire une grande goulée d'air, encore asphyxiée par ce souvenir. Je ne veux pas savoir quelle douleur c'est de perdre un enfant.

- Puis je suis allé à cette fête. Je voulais juste m'amuser, pour un soir. Etre comme les autres. Alors j'ai pris de la merde, de la poudre... une fois, ça pouvait pas faire de mal, hein? Hmm... le lendemain, Coquillette n'était plus là. Il avait quinze semaines.

Un grand silence avale ses paroles. Je ne peux pas imaginer tout ça, je ne veux pas imaginer Jai gardant son bébé. Un enfant qui met au monde un enfant. Peut-être que sans cette erreur, elle aurait un enfant. Un enfant de cinq ans.

Son destin aurait été différent. On ne se serait sûrement jamais croisé. Je suis triste pour elle, mais heureux de l'avoir ici, avec moi.

- Et la poudre?

Pour en avoir consommé, je sais qu'une seule prise dans un moment de détresse conduit tout droit au fin fond de l'enfer.

- Après, je n'ai plus trouvé de raison d'arrêter. Plus rien ne me retenait, j'ai shooté pendant trois ans. En décrocher a été la chose la plus dure que j'ai fait dans toute ma putain de vie.

- Comment t'as fait pour ne pas y retourner? Je veux dire... on peut se sevrer, mais au bout de trois ans, l'habitude de se shooter ne disparait pas comme ça.

Elle préfère enfoncer ses mains dans le sable encore tiède et regarder l'horizon que d'affronter mon regard. Tant mieux, je suis sûrement trop choqué pour le cacher.

- Après le traitement, j'ai commencé à courir... Courir comme une malade, même si ça faisait mal, tous les matins, à en avoir la gorge et les poumons déchirés... Et la musique... vous. Le groupe m'a sauvé la vie, en quelque sorte. C'est pour ça que je crois en la musique.

Je suis flatté et ému de savoir que nos musiques, ce que nous avons écrit, chanté et joué, sert à sauver des vies. Que quelque part dans le monde, il y a des gens qui restent debout grâce à nous.

- Je pensais que tu ne croyais en rien.

- Croire en rien est déjà croire à quelque chose, dit-elle doucement en se levant. Pas si facile d'être conscient de soi, hein?

Je la regarde marcher dans l'eau, son jeans retroussé jusqu'aux genoux. Sa silhouette est sombre, sa douleur l'est encore plus.

Alors je ne résiste pas à la tentation de prendre une photo, pour capturer l'image même d'une fille brisée. Et en regardant ce cliché magnifique, je ne suis pas sûr de pouvoir être d'une grande aide tellement son chagrin me dépasse.

Peut-être qu'au final, elle a raison. Peut-être la vie n'est-elle pas faite pour tout le monde.

- A quoi tu penses? Demande-t-elle.

- Je cherche à savoir comment tu te sens.

Parce que je dois être sûr qu'elle ne me filera pas entre les doigts de la pire des manières.

- En fait... certains jours, ça va, et d'autres...

Je la serre contre moi et pose un baiser sur son front alors qu'on prend le chemin du retour. Nous sommes à la fois liés par un amour ancien et une peur nouvelle. Et tandis que ses mots balbutiés s'évaporent dans l'air, je comprends ce qu'elle a voulu dire.

Certains jours, on se sent super fort et on croit avoir vaincu la dépression, et tous les autres on est genre "mais qu'est-ce que je fous ici?"

- Tu dis que tu es pleine de haine et de colère... mais je crois que c'est faux. On dirait plutôt que tu cherches le pardon.

Dans son regard, je peux voir à quel point elle me haït, moi aussi, à cet instant précis. La haine et l'amour s'emmêlent, chez elle. Elle déteste tout ceux qu'elle aime parce qu'ils l'ont tous abandonnée d'une manière ou d'une autre.

Ce qu'elle veut, c'est une vengeance. Mais on ne peut pas se venger des morts, ni de ses fantômes qui vivent dans l'ombre.

Course Contre La VieOù les histoires vivent. Découvrez maintenant