Chapitre 8 [Shannon]:

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Juste avant que la pluie ne s'abatte sur nous, j'ai observé Jai, qui fixait le vide avec une immobilité terrifiante. Ses yeux étaient secs, mais j'aurais juré avoir vu une larme brillante rouler sur sa joue et tomber sur le sol humide. Sa répugnance au contact me force à ne pas l'approcher tant qu'elle est dans cet état, et je n'ai pas le temps de m'agenouiller devant elle pour lui demander si ça va que de grosses gouttes nous frappent.

Métro, bus, et nous revoilà sur Harrison Street. J'aime bien cette petite rue. Quelques immeubles, quelques résidences. Rien de trop étouffant. La ville de mon enfance, en Louisiane, me manque énormément. Avoir beaucoup déménagé et voyagé m'a plu, mais je n'ai donc pas eu d'attaches. Je pense que c'est aussi ça qui m'a manqué. Avoir une ancre, des repères, m'auraient peut-être aidé à ne pas tomber dans la spirale infernale de la drogue et de la dépression dans ma jeunesse.

- Tu travailles demain?

- Oui.

Elle me raconte qu'elle fait le ménage à l'hôpital pour enfants, à quelques rues de chez elle. Ce travail ne lui plait pas particulièrement, mais ça lui fait de l'argent. Je me sens totalement ridicule et à côté de la plaque. Je n'ai pas besoin de travailler pour avoir de l'argent. Ca me rend triste de penser à tout ça, à ma batterie qui est restée démontée dans un coin après notre dernier concert, à ces trucs loufoques que Tomo et Jared ne manquaient jamais de faire, à la fierté de ma mère, à l'engouement des fans (voire leur hystérie), et à cette bouffée  d'adrénaline et de joie que seule la scène me procurait.

J'avais enfin ce que j'aimais, j'avais enfin un but dans ma vie. Puis tout s'est envolé en une fraction de seconde. Le temps d'un appel. Le temps d'un diagnostic. Le temps d'un enterrement. Le temps d'un discours trop vide et lourd de sens. Le temps d'une vie qui s'arrête brusquement.

Le temps que je revienne à moi, je vois Jai qui tripote les cordes d'une guitare sèche.

- Tu sais en jouer?

- Ouais, c'est le seul instrument que je parviens à maitriser.

- Tu m'en joues un morceau?

Elle hoche doucement la tête, sans me regarder dans les yeux. Je devine qu'elle n'a pas l'habitude d'avoir du public. Elle préfère jouer pour elle-même. Elle inspire un grand coup, s'assied sur le lit et commence les premiers accords, qui sont doux et familiers, et ferme les yeux. Je bascule la tête en arrière à l'autre bout du lit, laissant les notes m'étreindre la cage thoracique.

- There was truth/ There was consequence against you/ A weak defense/ Then there's me/ I'm seventeen/ And looking for a fight/ All my life/ I was never there just a ghost/ Running scared/ Here our dreams aren't made/ There's won...

Sa voix se fait douce quand elle chante, et j'ai du mal à retenir mes larmes. Ne pas pleurer. Je suis face à mon fantôme. La voix de mon petit frère dans le corps de Jai. C'en est trop mais je ne veux pas lui dire d'arrêter. Je veux qu'elle continue à faire battre mon coeur comme ça. Je suis vivant.

- Lost in the city of angels/ Down in the comfort of strangers/ I found myself in the fire burnt hills/ In the land of a billion lights.

Quand j'ouvre à nouveau les yeux, le refrain se termine, et Jai a posé sa guitare contre le mur, les yeux humides. Elle s'excuse en riant nerveusement et dit que ses yeux se mettent à pleurer chaque fois qu'elle chante. Elle balaie l'excuse des sentiments d'un revers de main, et même si je ne la crois pas totalement, je ne dis rien. J'aime bien son petit accent français, ça me fait rire. Les français prononcent les r et les g d'une façon que je ne maitriserais sûrement jamais.

Ses yeux bleus trouvent les miens.

J'ai une érection instantanée qui me fige sur place et je tire sur mon pull pour cacher mon pantalon. Merde, ça craint, je ne suis plus un gamin dirigé par ses hormones! Si ce n'était pas Jai et sa phobie d'être touchée, j'en aurais déjà fait mon affaire. Aïe, mes pensées divaguent en dessous de la ceinture. Mauvais signe, je devrais rentrer avant de faire une connerie. Je n'ai même pas de capote.

- Je n'aurais peut-être pas dût, dit-elle doucement.

- Si, si. Tu chantes bien. C'est juste que... Enfin, je vais rentrer à l'hôtel, je suis crevé.

Elle plisse les yeux et fronce les sourcils, si bien que je sais d'avance qu'elle ne me croit pas, mais c'est pas grave. Je n'ai pas de compte à lui rendre. Je veux juste pouvoir mater un match de baseball en buvant comme un trou.

- Tu comptes rester longtemps à Londres?

- J'en sais rien, pourquoi?

- Je sais pas, je me dis juste que ça doit te revenir cher, même si t'es riche...

Course Contre La VieOù les histoires vivent. Découvrez maintenant