Bonus 10 [Jai]:

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- Je veux sortir.

L'infirmière me décoche un regard tout en vérifiant mes perfusions. Je suis assise dans mon lit malgré les nausées, la tachycardie et la nuit affreuse que je viens de passer aux urgences.

- Non. On vous injecte des médicaments pour sauver votre foie.

- Je vais mieux.

- Vos cellules sont en souffrance, et vous risquez de mourir dans les prochains jours...

- C'était mon but.

Elle stoppe un instant son geste et soupire, décontenancée devant cette gamine désabusée que je suis. La psychiatre qui est venue me voir a dit être inquiète de la froideur et du détachement avec lesquels je parle de moi et de ma dépression.

- Reposez-vous un peu, et laissez-nous prendre soin de vous. Ca va aller.

J'ai une boule de chagrin dans la gorge, mais l'esprit vide, incapable de formuler la moindre pensée ou émotion. Mon état physique ne le permet pas.

Depuis que je suis arrivée, ils ont tous été gentils avec moi. Pas un seul regard noir, pas une seule mauvaise parole ou critique, alors qu'ils savaient que j'étais là pour overdose.

Je n'ai pas su quoi faire devant tant d'humanité.

- Est-ce qu'il y a quelqu'un que vous voudriez qu'on appelle pour vous?

- Je voudrais voir Shannon.

Elle hoche la tête, je me couche à nouveau et fixe ce foutu scop, qui bipe et sonne. La pluie frappe contre la fenêtre, et je souhaite silencieusement un joyeux cielnniversaire à Sam et Simon.

J'ai pas été une bonne soeur, je le sais, et je m'en veux, parce qu'il y a toujours une série de "et si?" qui défile.

J'ai fait de mon mieux, avec mes fêlures et mes vices, que j'ai caché pour ne pas leur montrer à quel point le monde est dégueulasse. Je voulais qu'ils soient mieux... qu'ils fassent mieux que moi.

- Votre psychiatre a été prévenue, mais elle ne pourra pas venir avant demain. En attendant, vous pouvez nous parler.

J'émets un bruit entre le grognement et le ricanement.

Honteuse, je me suis maintenue dans le silence toute ma vie. Comment espèrent-ils un seul instant que je puisse parler comme si ça allait de soi?!

Quand je me retrouve à nouveau seule, je me mets à paniquer. Paniquer parce que je me suis raté une neuvième fois, parce que je vais devoir assumer les conséquences de mon acte...

Et Cyan. Et Shan. Je leur avait dit adieu. Pour moi, c'était une certitude, je ne les reverrai plus jamais. Rien de ce que je ferai ne pourrait plus les blesser.

Et je suis là.

Je ne me réveille que par à-coups, en sueur, à cause des machines qui hurlent, et des vomissements qui ne s'arrêtent pas. Je suis épuisée.

Et quand le soir tombe et qu'une toute jeune infirmière vient me proposer quelque chose à manger, je n'ai pas vu Shan. On me dit qu'il est venu, mais que je dormais. Il n'est pas resté longtemps.

A-t-il eu honte de venir me voir? A-t-il juste été terrifié par tout ça? Ou a-t-il simplement décidé de ne pas s'infliger plus de mal que nécessaire? Ou peut-être ne voulait-il pas faire semblant de sourire et faire comme si de rien n'était devant un geste pourtant si grave?

Alors je me replie sur moi. Et mon corps se braque contre toute cette souffrance physique et morale, et on m'injecte un calmant, bien que j'ai encore une dose de médoc quinze fois supérieure à la normale par litre de sang.

On me pique les doigts et les veines régulièrement. Je galère à aller pisser toutes les heures à cause de tout ce qu'ils m'injectent, et il faut en plus me débrancher et me rebrancher à chaque fois.

Le lendemain matin, morte de fatigue, le ventre douloureux, je grogne quand on frappe pour la énième fois à ma porte. Et il est là.

Pâle, les yeux cernés et rouges, les vêtements froissés plus qu'à son habitude, un gobelet à la main. Shannon. Qui vient s'asseoir et embrasse mes doigts avec une telle délicatesse qu'il m'en brise le coeur.

Et alors que je chiale comme une gosse dans ses bras, je réalise que vivre, ce n'est pas devancer la mort. C'est se tenir dans l'intervalle mince entre le jour et la nuit. C'est se lever, se nourrir, se laver, c'est faire les gestes qui préservent... puis pleurer l'absence, et la coudre à sa propre existence.

Qu'il y a de belles choses, des éclats de cristal qui ne t'indiffèrent pas tout à fait. Ce que ça dit, que tu le voies, que ça mouille tes yeux, qu'une seconde ça conjure le reste, une demi-seconde, que tu aies accès à la beauté... ce que ça dit, tout ça, c'est que même dans les ténèbres, la dépression n'a pas gagné, n'aura jamais gagné tout à fait.

Alors, même si j'ai vingt ans et que souvent je crois que j'en ai quarante, même si je finis toujours par faire souffrir quelqu'un, même si je continue de sombrer en enfer, même si je ne sais plus rêver... Rien ne change; je suis debout, en vie.

- Laisse-nous encore un peu de temps, chuhote-t-il.

Je sais que je renonce au meilleur de moi-même juste pour échapper à ce qui me fait du mal, et j'ai parfois très peur de penser que quelque chose en moi s'est brisé au point de ne pas pouvoir être réparé.

Il pose ses lèvres sur le tatouage de ma clavicule ('cause I'm only a crack in this castle of glass), puis ses doigts glissent dans mon dos pour toucher à l'aveugle le système solaire, toutes ces planètes qui tourneront inlassablement...

Jusqu'à la fin.

- Tu es mon soleil, ma lune, et toutes mes étoiles, dit-il avec une grimace souriante.

- Tu es horrible quand tu récites des poèmes, Shannon Leto, dis-je d'une voix fêlée en riant.

- E.E Cummings est un très bon poète.

- Ouais, si t'aimes le romantisme et toutes ces conneries.

Il rit.

Et son rire est comme le premier son de l'univers; puissant et fragile, et magnifique et déchirant, et trop fort et trop inaudible.

Et je suis amoureuse.

Course Contre La VieOù les histoires vivent. Découvrez maintenant