Bonus 6 [Jai]:

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- Plus vite, esclave, crié-je en lui jetant une noisette.

Il m'envoie un doigt d'honneur et je ricane alors qu'il continue de tondre la pelouse. Il râle parce que Boo et Arès creusent des trous partout.

- C'est quoi cette passion des crânes? Demandé-je.

Je tends vers Shan un de ses nombreux crânes de déco, qu'il peint et expose partout, y compris sur sa table de chevet. Je m'amuse un instant à articuler la mâchoire pour lui agripper le mollet, histoire de le déconcentrer dans son jeu. Je sais qu'il déteste perdre à Call of Duty, c'est un mauvais joueur.

- J'en sais rien, je trouve ça cool. T'aimes pas?

- Tu parles à une psychopathe qui aurait adoré foutre ses mains dans un cadavre...

- Ah oui, c'est vrai. J'ai tendance à oublier. Pourquoi tu n'irais pas t'inscrire à la fac pour suivre un cursus de médecine?

Je soupire et frotte mes pieds nus contre la douceur du tapis imitation peau de bête. Shan ne verrait aucun inconvénient à ce que je reprenne des études, il en serait même ravi.

Je soupire et pense aux horribles choses que je pourrai faire si je réalisais mes rêves.

- Parce que je serai du même genre que Mengele et compagnie... Ce qui me fascine c'est juste ma propre curiosité. Je ferai des expériences douloureuses sans même me soucier de l'éthique ou de mes cobayes.  Voilà pourquoi.

Il met le jeu sur pause et grimace quand il boit une gorgée de café froid.

- T'es flippante.

Je sais, mais l'entendre de sa bouche me fait l'effet d'une douche froide. C'est pour ça que je ne parle jamais de ce qui est au fond de moi, parce que soit ce n'est pas conventionnel, soit parce que c'est bizarre, voire flippant.

- Sois pas fâchée. Je rigolais, ma petite nazie.

Il pose ses lèvres dans mon cou et reprend sa partie. Je donnerai n'importe quoi pour que ce genre de soirée se reproduise tous les jours. Lui couché sur le canapé et moi assise sur le tapis, à sentir sa chaleur près de moi alors que je lis.

Combien de fois m'a-t-on relié au nazisme, soit à cause d'Amon, soit à cause de ma fascination pour cette période?

- C'est comment d'avoir Hitler pour héros? Rit-il.

- Aussi bizarre que d'avoir un poster de Vladimir Poutine dans sa chambre.

- Cyan?

- Oui.

Il éclate de rire, et je me replonge dans ma lecture, baignée dans mes souvenirs. Mes tout premiers souvenirs datent de l'endroit où tous les gamins nés sous X de la naissance à trois ans habitent... Puis de mon premier foyer... Ma première famille d'accueil... Mon deuxième foyer et cet éducateur aux mains trop baladeuses... La joie de Niamh et Andrew à mon accueil chez eux...

Je secoue la tête brusquement quand je commence à me souvenir de mon désarroi, quand j'ai su à dix-huit ans que ma génitrice ne m'avait rien laissé comme explication à son geste ou indice pour ma vraie identité.

- Je vais me coucher, dis-je. Tu viens?

Il me lance un rapide regard, mais je souris. Jamais je ne le laisse lire sur mon visage, parce que sinon il ne me lâchera jamais, il est parfois trop plein de solicitude, et je ne le mérite pas.

- Dans cinq minutes.

En passant devant sa salle de musique, je ne résiste pas à la tentation de savoir ce qu'il y trafique depuis quelques jours. Il y passe des heures, et comme c'est insonorisé, je n'entends rien.

Jetant un oeil par-dessus mon épaule pour m'assurer que Shan est toujours dans le salon, je saisis la partition qui était posée sur une des caisses de sa batterie.

Quelques ratures, des notes rajoutées ou supprimées, un air qui se joue mentalement dans mon esprit sur mon expérience de guitare.

En haut de la partition est griffonné le titre: la fille qui ne s'évade jamais de son esprit.

Ma bouche s'assèche brusquement. C'est comme ça qu'il me voit? Mais peut-être que c'est pas à moi qu'il pensait, ou que c'est juste un titre comme ça. Ce n'est pas comme si j'étais sa muse, son inspiration quotidienne.

A l'écho de ses pas je me hâte de tout reposer et filer dans la chambre, où ma guitare gît sur le lit. Je gratte quelques accords et finit par jouer Wait, de M83, en attendant que Shan sorte de la douche.

- Elle est à moi. Toi, tu as ton lit, files.

Je ris doucement en entendant la joute verbale entre Shan et Boo, qui lui hurle dessus à la manière des Huskies mécontents. Tous les jours, c'est la même chose. Et Boo n'est pas très content de ne plus avoir sa place près de moi.

Et je ris encore plus quand Shan revêtit son pyjama avant de se coucher avec un livre bleu, dont le titre m'est familier. Est-il si ennuyé pour lire Nos Étoiles Contraires ou bien est-il en train de s'adoucir avec la vieillesse? Il me jette un regard noir.

- Je ne dis absolument rien quand tu lis des trucs porno ou des fanfictions.

- J'ai rien dit.

- Alors laisse-moi faire mon fragile et dors.

Je secoue la tête, amusée. Je le regarde lire, comme souvent. Son auteur favori est celui qui a écrit American Psycho... mais il aime autant que moi la trilogie Silo.

- C'est quoi ta pire honte? Demande-t-il en éteignant la lumière.

Il me faut quelques secondes de recherche pour m'en rappeler, et la honte m'accable encore, sept ans plus tard.

- Hmm... On était en EPS au gymnase... J'étais malade, et j'ai soudainement vomi, et j'ai glissé dans mon vomi en essayant de courir aux toilettes, et je me suis revomi dessus. Vas-y, fous-toi de ma gueule.

Il lui faut bien cinq minutes pour que son fou rire se calme, et je le frappe à la cuisse pour qu'il arrête de se foutre de moi.

- Et toi, ta pire honte?

- Non. Non et non! Hors de question!

- T'as pas le choix. Quand quelqu'un te raconte sa pire honte, tu dois aussi le faire.

Il soupire dans le noir.

- Bon. Disons que j'étais en train de regarder un porno en...

Je ricane. Ca commence bien.

- ... en me branlant. Bref. Et paf, grosse douleur. J'allume la lumière, ça pisse le sang de partout et Jared a trop bu pour m'emmener à l'hôpital. Ma mère dormait chez nous, et elle m'a entendu hurler... sauf que même en voyant du sang partout, elle a pas voulu me conduire aux urgences avant que je ne lui dise ce que j'avais foutu.

J'éclate de rire, il me pince le bras. Même dans le noir complet, je peux sentir qu'il me jette un regard plus que noir.

- Et?

- Et je m'étais pété le frein. Et arrête de rire, putain, c'est vraiment pas marrant!

Une heure de fou rire plus tard, Shan m'en veut à mort de rigoler de son malheur. A chaque fois que ça se calme, je repense à son "et paf" et ça recommence.

Je me demande vraiment comment ce mec a pu me tirer de mon enfer. Certes, je n'en suis pas sortie, et je ne veux toujours pas vivre, mais je ne pense plus à mon suicide dix fois par jour.

- Si tu n'arrête pas dans les trente prochaines secondes je te jure que je m'arrange pour te faire entrer dans le congélo.

Fou rire puissance mille.

Course Contre La VieOù les histoires vivent. Découvrez maintenant