Chapitre 94 [Jai]:

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Je reste sidérée par le nombres de disques vendus en vingt-quatre heures. Guerriers du Temps est sorti le même jour que l'ouverture de Black Fuel, qui a plus servi à un M&G que pour le café.

Shan et Tomo s'enlacent et poussent des cris de joie dans toute la maison. Constance a versé​ quelques larmes, l'album contre sa poitrine alors que le CD passe en boucle.

Oubliés tous les problèmes, il n'y a que la fierté et mon amour de la musique en moi. La voix de Jared résonne à nouveau, fait taire les ténèbres en moi, me fait croire qu'il reste toujours un espoir.

Essayait-il de se convaincre?

- Je suis si fière, mon Dieu. Si fière de vous, dit Constance en serrant son fils contre elle.

- Merci maman, chuchote Shan.

Ne pas pleurer. Leurs liens sont si forts que je me demande comment peut-il y avoir quelqu'un à haïr en les voyant s'étreindre. Elle lui a donné la vie, il lui a donné le paradis terrestre. Il se tue tellement fort à la tâche pour la faire sourire.

Guerriers du Temps aurait pu s'appeler Terre Finale, ça s'est joué à quelques votes. Dans tous les cas, j'y vois un signe. Jared est toujours là, en nous. Il ne partira pas tant qu'il restera quelqu'un pour se souvenir de lui, de tout ce qu'il a fait pour nous, ses fans, sa deuxième famille.

Jared est éternel.

- On l'a fait, putain, dit-il en m'attirant à lui. Au bout de presque cinq ans, il est enfin là! Même si j'aurais préféré que mon frère voit ça.

- Merci de l'avoir fait, dis-je doucement. Pour moi, pour l'Echelon, pour Jared, toi, Tomo et ta mère.

Tôt le lendemain, Constance débarque avec un panier en osier et un chapeau si ridicule que je sais d'avance que c'était un cadeau de Jared. Nous sommes avachis devant un dessin animé ridicule, un bol de céréales sur le ventre.

- Maman!

Je regarde Shannon serrer sa mère dans ses bras, un sourire aux lèvres. J'ai un élan de jalousie et de peine qui me transperce. Ça fait mal de n'avoir personne à appeler maman. Ca fait mal de ne pas avoir de repères, d'histoire, de liens du sang, de ressemblance. Parfois, pour me réconforter, je me dis que c'était peut-être mieux ainsi, que ma génitrice n'était peut-être qu'une prostituée, une junkie ou une ado perdue, et qu'elle a pensée que je serais mieux sans elle... peut-être.

Je ne veux pas penser à elle comme à quelqu'un de formidable, ni lui pardonner.

Quand je me lève pour lui dire bonjour, elle me serre fort contre elle. Elle sent bon. Une odeur de maman. Puis son regard tombe sur mes jambes nues, et mon coeur tombe dans ma poitrine.

Silence. Horreur. Je recule et sors de la pièce pour m'habiller, maudissant ma faiblesse, mon corps, mes cicatrices et mes plaies qui cicatrisent.

La journée passe, et je me mets à penser que Constance ne reviendra pas sur ce qu'elle a vu, mais je reste quand même en jeans alors que nous sommes sur la balancelle, entourées de l'odeur d'herbe fraichement tondue, parce que Shan s'en est occupé ce matin. Il dort maintenant sur une couverture, à quelques mètres, protégé par un parasol, serein et détendu, torse nu.

Je détache mon regard de lui quand sa mère cède à la curiosité.

- Depuis quand?

Je hausse les épaules, gênée, et regarde au loin. Trop longtemps pour envisager d'arrêter définitivement. J'ai pourtant essayé, plusieurs fois même. J'aimerais m'en sortir mais je n'en vois pas le chemin, et je n'en vois plus l'intérêt. Et le visage doux et grave de Constance me pousse à me confier, elle est terrorisée mais sûre d'elle. Au fond, elle ne veut que le bien de son fils restant.

- ... Je tiens le coup. Je tiens bon. Je tiens un jour de plus, une année de plus, et y'a pas de récompense. Y'a rien d'extraordinaire à être normal. A ne pas être dingue. Et un jour, ça va moins bien, et on se fait du souci pour soi-même...

Elle me regarde silencieusement, ses yeux reflètent une tristesse profonde et une immense lassitude. Je détourne les yeux pour ne pas être confrontée à la vision de moi, envoyant ces mots à la figure de ma mère, visage depuis toujours impossible à discerner.

- Il suffit d'un seul jour.

Et des un seul jour, j'en ai eu beaucoup, jusqu'à ce jour. Celui où tout a explosé dans ma tête et mon coeur. Le burn out. Un renoncement de la vie venant d'une gamine de quatorze ans.

- Si je n'avais pas vu tes jambes, je n'aurais jamais pu deviner quoi que ce soit.

Le problème, c'est que la dépression n'a pas de visage. Je peux me lever, passer une superbe journée et être toujours suicidaire. La dépression est cruelle et impitoyable, il arrive que le jour où je semble le moins déprimée soit celui où je souffre le plus. Il y a stigmatisation sur les apparences. La dépression accable quand on se couche. La dépression ment en souriant en public. La dépression, c'est être épuisé de sortir de son lit. La dépression, c'est aussi cette explosion d'énergie excessive pour essayer de vous distraire. La dépression, c'est pleurer, se sentir vide et plein, se repentir, espérer et redouter. C'est aussi rire. C'est la nuit noire et le froid. C'est aussi mener une vie normale et paraitre bien.

La dépression, c'est l'agonie.

Les gens ne savent jamais ce qu'il se cache derrière un sourire, ils n'ont aucune idée de ce que peut signifier un seul mot pour certains.

Constance m'attire à elle, les yeux brillants de larmes. Et l'amour en moi se bat avec les ténèbres... Et si je vis? Ce sera toujours comme ça?

- Tu sais, la mort d'un enfant n'est qu'un événement parmi d'autres, des millions de mères ont perdu leur enfant, mais le souvenir qu'il laisse affecte toute ta vie.

Course Contre La VieOù les histoires vivent. Découvrez maintenant