Chapitre 71 [Shannon]:

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Quand ma mère raccroche, je me sens partagé entre tristesse et joie. Tristesse parce que tous mes anniversaires ont été fêtés avec Jared (sauf le premier), et joie parce qu'il n'y a rien de mieux au monde que l'amour de ma mère.

Ma mère, qui a pensé important d'attendre l'heure exacte de ma naissance pour m'appeler, même si ça signifiait attendre très tard pour se coucher.

Jai, contre moi, soupire lourdement, perdue dans ses pensées, les yeux voilés d'une tristesse sans fond.

Je lâche sa main et masse ses doigts. La chambre sent le chocolat, et une trace de farine court de sa joue à son oreille.

J'ai toujours trouvé ça fantastique que quelqu'un prenne la peine de faire mon gâteau d'anniversaire. Je ne voulais pas de cadeaux, pas de fête. Mais ce gâteau au chocolat signifie que je suis en vie.

J'ai quarante-huit ans.

Et je me trouve atrocement vieux. Je trouve ça totalement horrible de me dire que je suis avec cette fille de vingt ans, que je pourrais être son prof, son patron, son père ou son oncle... mais qu'on en a rien à foutre.

J'ai pensé mille fois à tout arrêter. A ne plus coucher avec elle. A ne plus la voir. A ne plus penser à elle quand ça ne va pas. Parce que ce n'est pas censé être normal... Et puis je me demande ce que veut dire la normalité.

- Ta mère a une jolie voix, marmonne-t-elle.

- Ouais..

- Elle avait l'air déçue de ne pas être là. Tu dois vraiment lui manquer.

- Je sais...

- Alors pourquoi tu es ici? Elle a besoin de toi plus que n'importe qui.

Elle garde les yeux fermés, dos à moi, ses mains fermement agrippées à mon biceps. Je sais qu'elle ne dit pas ça pour me contrarier, mais je ne peux pas refouler cette colère qui monte en moi.

- Tu n'es pas contente que je sois là?

- Si... Si, mais je ne veux pas que tu lâches ta mère pour moi. Ni que tu me fasses passer en priorité sous prétexte que je suis une dépravée suicidaire ou que...

Ne pas se mettre en colère.

- Ou que quoi?

Elle se dégage de mon étreinte, se frotte le nez et détourne les yeux, préférant fixer pendant quelques secondes le ciel gris que moi... Jusqu'à ce qu'elle plante son regard bleu dans le mien.

- Je ne veux pas que tu fasses passer une fille que tu baises avant celle qui t'as mis au monde.

Je suffoque presque. C'est comme si elle m'avait mis un crochet au plexus. Je ferme les yeux une demi-seconde pour essayer de refouler mon envie de lui hurler dessus.

- Tu es donc une fille que je baise?

Jai ne dit rien, les lèvres pincées. Au salon, à doux volume, David Bowie nous chante que nous pouvons être des héros, juste pour un jour.

- C'est comme ça que tu te vois? C'est... Je suis juste ça à tes yeux?!

- Qu'est-ce que nous sommes, sinon ça? Soupire-t-elle.

J'ai besoin d'air. Besoin de me défouler. Besoin d'une cigarette, ou dix. Bordel, elle va vraiment finir par me rendre dingue! A cet instant, j'aimerais pouvoir faire une longue balade à vélo, mais je préfère le paysage désertique de Los Angeles que celui de Londres.

- Tu n'es pas simplement une fille que je baise, Jai. Si c'était le cas, on en serait pas là. J'aurais déjà oublié ton nom.

Un vent froid fait que la pluie me gifle alors que j'allume ma cigarette, en bas de l'immeuble. Deux gamins jouent, abrités par leurs k-way bleus.

Tomo: Live à 15:30. Sois là, sinon je viens te chercher.
Tomo: Joyeux anniversaire 🎉😘

Et voilà que Tomo programme le live alors que je ne suis toujours pas prêt à le faire. Je sais que, en vrai, je ne parlerais qu'à un écran, mais des milliers de gens me verront. Ils commenteront, enverront encore des condoléances, des mots d'amour, leur peine et leurs larmes, des joyeux anniversaires et tout un tas de trucs.

Sale dimanche.

- Bonjour.

Une femme pâle et fatiguée se tient à côté de moi, une main tenant un châle épais autour de ses épaules et l'autre éjectant la cendre d'une cigarette par terre.

- J'ai... Je... Est-ce qu'elle va bien?

Ses yeux marrons sont cernés, ses joues creuses, son teint maladif.

- Jai? Oui, ça va. Merci.

J'allume une deuxième cigarette, pour retarder encore un peu le moment de remonter vers Jai, vers cette fille malheureuse incapable d'accepter l'amour et le soutien qu'on lui donne.

- Les voisins ont dit que... Chuchote-t-elle. RYAN! TRISTAN! NE METTEZ PAS VOS MAINS DANS LA BOUE!

Les deux garçons se relèvent, l'air coupable. A ce que j'ai retenu, ça doit être la voisine du bas, celle qui s'engueule tout le temps avec son mari. Ses deux gamins sont dehors en permanence, par tous les temps, et ils ne doivent pas avoir plus de huit et dix ans.

- Les voisins disent toujours des tas de trucs, dis-je en colère. Ils n'ont pas besoin de savoir ce qu'il s'est passé.

- Oh non, non, ce n'est pas ce que je voulais dire! Juste... J'apprécie Jai, elle est gentille avec mes enfants, toujours polie. Je me suis juste rongé les sangs de vous entendre hurler et de la voir partir en ambulance.

- Merci... Mais ça va, maintenant. Elle se repose.

Elle hoche la tête, et je remonte dans l'appartement calme. Jai est à la douche. La concierge a fait appel à son mari pour la réparation de la porte.

La pluie s'abat maintenant contre les vitres, et je m'affale sur le canapé, épuisé par tout ce stress qui me bouffe. Je suis en permanence sur mes gardes, terrifié à l'idée que Jai puisse s'échapper pour de bon.

Course Contre La VieOù les histoires vivent. Découvrez maintenant