Chapitre 108 [Jai]:

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Regarde le dormir tranquillement. C'est à cause de lui que ta meilleure amie est morte.

Je quitte le lit, en proie à une colère aussi brûlante que glaciale. Il est quatre heures du matin, je ne sais pas trop si j'ai dormi. Aucune importance, j'ai enfin arrêté de me sentir fatiguée en permanence.

Au salon, je saisis ma guitare et file dans le jardin par la baie vitrée ouverte, parce que les chiens font leur vie. Je rejoins mon abri dans le sapin, là où je peux m'asseoir entre les branches sans tomber. Le jour va bientôt se lever, pas la peine de prendre une lampe torche.

Je n'arrive plus à faire la différence entre ce qui est vrai, ou ce qui est injuste.

Depuis que Cyan est morte, mon téléphone est silencieux. Il ne sert plus à grand-chose. Je connais nos derniers messages par coeur, et aucun ne vient plus me faire sourire. Plus de photo de Pokémon trop mignon, plus de trucs bizarres... Plus rien.

Le silence est l'un des pires criminels.

Coincée dans mon espace clos, les accords que je joue s'envolent dans la nuit. Je peux jouer les yeux fermés, mes doigts savent où se placer quand une mélodie me vient en tête. Je joue tout ce que je peux, même quand le jour s'est levé et que mes doigts font mal, j'ai les yeux qui brûlent et mon coeur est vide. Un vide lourd.

Je sens les bulles dans mon ventre, depuis quelques jours. Rien de flagrant, je sais juste qu'il est là. Il se manifeste alors que je ne sais pas si je veux qu'il le fasse.

J'ai peur de devenir une mauvaise mère, de lui transmettre toute ma folie, ou mes vices, ou que je ne l'aime pas.

Et je redescends avant que Shan ne soit levé, parce que je ne veux pas qu'il me surprenne comme ça. Je ne veux pas qu'il tente de jouer au grand moralisateur. Est-ce qu'il sent ce froid entre nous? Mes reproches injustes et silencieux?

Je passe le reste de la matinée sur la plage encore bondée de touristes. Je remplis mes papiers une nouvelle fois, mais il ne veulent rien entendre. Ils ne veulent pas me naturaliser... et ils s'en branlent pas mal de me virer alors que j'habite avec un américain et que j'attends son enfant.

- Salut.

Un garçon s'affale à côté de moi sur le sable, vêtu d'une combinaison noire. Un surfeur. Quand je relève les yeux, il sourit largement et cache ses yeux bruns derrière des lunettes fumées.

Je dois avoir l'air méfiante et perdue car il éclate de rire et allume un joint.

- Je ne mords pas, t'as juste l'air seule.

- C'est justement ce que je voulais...

Un coup de vent fait recouvrir mes papiers de sable, alors j'abandonne et range tout. De toute façon, je vais devoir y aller si je ne veux pas être trop en retard à Black Fuel.

- Moi, c'est Chad! Dit-il quand je me lève.

- Ravie, moi c'est Jai. Désolée, je n'ai pas vu l'heure, je dois aller bosser.

- Ca ressemble à une excuse.

- C'en est pas une, dis-je avec un sourire.

Mais Chad ne me lâche pas et fait le chemin avec moi, sa planche de surf coincée sous le bras. Il est bronzé et a l'air assuré des Californiens qui se savent beau. Mais il est plutôt cool et détendu.

- Alors, dit-il en se frottant le torse. Je peux avoir ton numéro?

Par la vitrine du café, Shan m'observe, les bras croisés, l'air dur. Je ne l'ai que rarement vu comme ça, et je déteste cet air. Chad suit mon regard.

- C'est ton patron?

- On peut dire ça comme ça... Pas besoin de numéro, je suis souvent sur la plage!

Qu'il n'aille pas s'imaginer n'importe quoi. Je n'ai ni besoin d'une conquête, ni besoin d'un petit-ami, ni besoin d'un corps. C'est les règles, et même si c'est la première fois que je me retrouve confrontée à la fidélité, je m'y conforme.

- Tu as passé toute ta matinée avec ce type?

- Non, dis-je en levant les yeux au ciel. Il est venu alors que j'étais sur la plage. Arrête de t'imaginer des choses, Shan.

Je passe mon tablier noir, mais il n'y a personne à servir, donc rien pour mettre un point final à cette conversation sans intérêt. Je ne lui ai rien dit, moi, quand j'ai vu une photo de lui avec son ex.

Il ne m'a jamais dit non plus que son ex l'actrice porno l'avait abordé quand il était à New-York... ils avaient l'air plutôt proche dans cette rue, le jour de l'accident de Cyan.

- T'es à moi, dit-il en me collant contre lui.

Sa voix est basse, menaçante, sans équivoque. Il ne m'a jamais montré cette facette de sa jalousie, et je ne suis pas sûre de l'aimer. Il n'est pas mon Maitre, et je ne suis pas Sa chose.

- Fous-moi la paix, dis-je en le repoussant. Ne joue pas à ce jeu avec moi. Jamais. Je t'ai expliqué comment on fonctionnait. Je porte ton enfant, ce n'est pas déjà assez? Qu'est-ce qu'il te faut, Shan?!

- Jai...

- Non, pas Jai... Ne commence pas! Je suis fatiguée de tout ça! Je me demande vraiment ce que je fais avec toi, parfois! A quoi bon, de toute manière?! Tes fans me lynchent et on dirait que je ne te suffit même pas!

- Bien sûr que si, tu me suffit, riposte-t-il avec colère. Et je t'ai déjà dit que je m'en foutais de ce qu'ils disent! J'ai l'impression que tu passes ta vie à me fuir! Qu'est-ce que je t'ai fait pour mériter ça, Jai?!

Il me serre brutalement contre lui, et une fois que je suis contre lui, c'est plus facile de faire semblant de croire que tout ce qui nous sépare n'existe pas.

Course Contre La VieOù les histoires vivent. Découvrez maintenant