Chapitre 57 [Jai]:

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Il m'a fallu une semaine pour avoir le courage de contacter Sophie, qui n'a pas caché sa surprise en décrochant.

Et me voilà devant son bureau, une boule d'angoisse dans la gorge. Bordel, mais que vais-je pouvoir lui dire? Elle va faire comme les autres: flipper devant l'ampleur de la catastrophe. Et si elle déclarait que j'étais folle?

- Entre, Jai. Tu veux du thé?

- Non merci, dis-je, surprise. Mais si vous avez du café...

- Oh, non, pas de café, désolée. Au début, je l'utilisais pour apaiser mes patients, l'odeur du café est très bénéfique. Mais, ça a aussi tendance à énerver.

Je hoche la tête, contemplant les murs peints dans un rose pâle, les diplômes, la fleur en pot, le nécessaire à thé sur une petite table derrière le bureau.

- Je ne suis pas le genre de psy à te sauter dessus, tu me confies ce que tu as envie, même si on est sûrement d'accord pour s'entendre sur le fait que si tu vidais ton sac serait bien aussi.

Nouveau hochement de tête. J'ai la gorge sèche, je me concentre sur des bons souvenirs, des bons points de ma personnalité, mais c'est compliqué.

- Vous aussi, vous avez des trous noirs à certaines périodes? Demandé-je.

Sophie secoue la tête, et m'indique de continuer en sirotant son thé. Je serre mon poignet, agrippe mes manches et cherche quelque chose qui pourrait apaiser les battements de mon coeur... mais rien. Alors je vais parler.

- J'ai des trous noirs... A certaines périodes, il y a des semaines ou des mois... Où je ne peux pas mettre de souvenirs, parce qu'il n'y a rien. Rien du tout.

- Et est-ce que c'est déjà revenu quand tu as commencé à démêler tous les fils emmêlés que forment ta mémoire?

- Non...

- Plus important, est-ce que tu veux te souvenir?

- Non.

- Alors, ce que je te propose, c'est qu'on va se concentrer sur le présent et le futur. Bien sûr, on va être obligé d'aborder le passé, étapes par étapes. Vois ça comme un chantier. Ca ne se fera pas du jour au lendemain, mais on va retirer chaque briques des murs, les nettoyer et les replacer.

- Et si je perds les pédales?

- Je suis sûre qu'on saura te rattraper. Tu es encore ici, non? Même si tu préfèrerais ne pas vivre, tu as des gens que tu aimes.

- Oh par pitié, ne jouez pas la carte de la culpabilité envers mes proches. Ils sont là, et je les aiment bien, mais c'est comme ça. Et je sais qu'il y a pire, mais je ne peux pas m'empêcher de tomber quand même.

Elle se cale dans son fauteuil, je sens mon téléphone vibrer. D'un coup d'oeil discret, je vois que c'est Eliott. Ca attendra.

- Quels sont tes rêves?

Je reste un long moment silencieuse. Mes rêves? Je ne sais pas. Ca part d'une simple aurore boréale à un métier que je ne ferais jamais, de la paix dans le monde à une vie de famille, d'une envie d'être normale à habiter à l'autre bout du globe.

- J'en sais rien...

- Tu hésites. Qu'est-ce qui te fait tant douter de l'avenir? Ta dépression? Tes démons? Ton passé? Des gens?

- Tout. Parfois, ça va. A des moments, j'ai même l'impression que je m'en suis sortie... Et puis tout s'écroule, et c'est encore pire.

Je n'ai jamais autant parlé de mes doutes à quelqu'un. Avant, quand j'étais mineure, je devais sans cesse me battre entre vouloir parler au risque que le psy alerte mes tuteurs, et me battre contre mes démons qui me baillonnaient.

Parce qu'à chaque fois que j'entrevoyais une lueur d'espoir, je m'y raccrochais, mais je finissais quand même dans le noir... Et c'était mille fois pire que de ne jamais avoir vu cet espoir.

- Tu as un très joli pendentif, dit-elle pour rompre le silence pesant.

Par automatisme, mes doigts trouvent la guitare. J'en connais les moindres détails.

- C'est Shannon qui me l'a offert.

- J'en déduis que tu aimes la musique et que tu joues de la guitare. Tu as une très bonne amie.

J'ai presque envie de rire, mais seul un sourire passe sur mon visage. Les gens ont l'habitude que Shannon soit un prénom féminin.

- C'est un homme...

Elle glousse et s'excuse, mais n'aborde pas le sujet, puisqu'elle a l'air de voir à quel point je suis tendue. Je ne veux pas parler de Shan à Sophie. Ca reviendrait à devoir lui parler de son âge, de sa situation, de son statut... et je ne veux pas.

Plus tard dans la soirée, je repense au rendez-vous, et je me sens presque légère. Pour combien de temps, je ne sais pas, mais je m'accroche toujours à ces moments, parce que je sais qu'il s'agit inévitablement du calme avant la tempête.

Sur le calendrier, la croix se rapproche. Je n'ai pas changé d'avis. Je ne m'accroche plus aux lueurs d'espoir, parce que j'ai trop peur d'une nouvelle chute. J'aurais voulu y croire. J'aurais aimé avoir une nouvelle fois la force de m'accrocher et de me relever.

Mais impossible.

La mort va passer et ce qui aurait pu être ne sera pas. Il n’y a donc pas à y penser, et rien à en dire puisque ça n’existera pas. C’est comme ça. Après le jour de ma mort, d’autres choses arriveront, partout dans le monde, à d’autres gens. Ce qui est beau est beau et ce qui moche est moche, tout simplement.

Course Contre La VieOù les histoires vivent. Découvrez maintenant