Chapitre 96 [Jai]:

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- Tu veux le prendre, Jai?

Je soupçonne Shan de me demander ça parce qu'il n'est pas à l'aise avec un si petit bébé dans les bras. Je secoue la tête, une boule d'angoisse dans la gorge, avant de tendre les bras, cédant à son regard.

Aksel est minuscule, il ne bronche même pas quand il quitte les bras de son parrain pour les miens. Il serre les poings très fort dans son sommeil, et je pose doucement mes lèvres sur le haut de son front. Il sent bon, et ses petits cheveux noirs sont bien peignés. Il sort de son premier bain.

- On dirait que tu as fait ça toute ta vie, dit Tomo, à côté de Vicki.

- Jamais pris de nourrisson dans mes bras, dis-je avec un sourire crispé.

Je crois que mon coeur est sur le point d'exploser. Ne rien montrer. Tout cacher. Être heureuse, parce qu'il le faut. Je le suis, d'un côté, parce que je voulais connaitre Aksel, mais de l'autre...

Je surprends le regard en coin de Shan alors que le bébé attrape mon index dans son poing.

- Ca ne te donne pas envie, ça, Shanny?

- Je te rappelle que ça, c'est ton fils, espèce de crétin, dit Vicki avec une moue indignée.

- Je parlais d'un bébé, d'être père, pas d'Aksel.

Le regard de Shan passe de son meilleur ami à moi, puis du bébé à ses mains. Même d'ici, je l'entends soupirer lourdement.

- J'en sais rien.

- Pourquoi? S'indigne Tomo. Regarde comme Jai ressemble à une vraie maman!

- Mec, Vicki et toi êtes mariés depuis des années... Jai et moi, on est ensemble depuis quelques mois. On est pas prêts à avoir un gosse.

Un mois plus tard, Shan appuie son index sur ma hanche, alors que nous sommes sur la plage qui baigne dans la lumière du crépuscule. On a pris l'habitude de venir sur Santa Monica après le travail, pour profiter un peu de l'océan après la chaleur écrasante du café, qui n'a plus de clim depuis deux semaines, parce que le réparateur ne vient pas.

- Tu as vingt-et-un ans demain. Qu'est-ce que tu veux faire pour fêter ça?

Je soupire. Comment lui dire que je déteste fêter mon anniversaire, surtout depuis que j'espère ne pas voir le prochain?

- Rien.

Je me colle encore plus à lui, parce qu'il fait froid après la baignade. Je ne veux rien faire, juste oublier. Sa présence bienveillante me rassure, mais je continue quand même de sombrer.

Il roule et se place au-dessus de moi, appuyé sur ses coudes. Son dos est couvert de sable, le contact entre nous est rugueux, chaque mouvement presque douloureux, mais rien n'est important, parce que nous sommes dans notre bulle.

- Laisse-moi juste t'aimer, alors, chuchote-t-il par-dessus le bruits des vagues.

Il ne fait jamais totalement nuit à Los Angeles, à cause de toutes ces lumières, mais notre coin est plongé dans l'ombre d'une nuit sans lune. Enroulés comme deux ados dans un grand drap de bain, nous laissons le temps filer.

- J'aimerais que tu me racontes ton pire souvenir, Jai. La pire chose qu'il te soit arrivée.

- Pourquoi? Demandé-je, la gorge nouée.

Nous sommes immobiles. Le temps s'est arrêté entre nous. Pourquoi a-t-il envie que je lui parle de ça? Suis-je si importante à ses yeux pour qu'il accepte que je le noircisse?

- Tu allais mal, forcément, mais… qu’est-ce qui t’a fait déraper? Comment tu as pu te laissé polluer par une telle haine de la vie?

Il veut que je parle... Peut-être que j'en ai besoin en effet, et c'est plus facile dans le noir. Je ne vois pas ses yeux. Mais j'ai peur de sa réaction, quand il saura tout. Quand il saura à quel point j'ai foiré ma vie.

- Je suis tellement en colère que j’ai parfois du mal à me contenir. Dans ces moments, je suis méchante même avec les gens que j’aime, rien que pour leur faire payer mon mal-être et mes angoisses.

- En colère contre quoi? Contre qui?

- Tout. Tout le monde.

- Pourquoi?

- Soit parce qu'ils m'ont lâché, soit parce qu'ils m'ont fait du mal, soit parce qu'ils ne veulent pas me laisser partir.

- Alors tu es en colère contre moi?

Silence. Bonne question. Suis-je vraiment en colère contre Shan? Oui et non. Pas au point de vouloir lui faire du mal, en tout cas.

Il ne se formalise pas de mon silence, qu'il pense peut-être assez éloquant.

- Ton pire souvenir, maintenant.

C'est comme s'il me plongeait la tête dans une baignoire d'eau glacée. C'est la dernière chose qu'il ne sait pas de moi, la pire. Je suffoque presque et dois m'asseoir, le repoussant quand il veut s'approcher. Ce n'est plus aussi douloureux qu'avant, j'ai accepté, je sais que c'est de ma faute, mais c'est toujours de sa réaction que j'ai peur.

- Tu veux vraiment savoir? Demandé-je.

- Ouais. Je veux tout savoir de toi, Jai. Je t'ai déjà dit que je ne te jugerais pas. On a chacun notre passé, on a chacun fait des erreurs... et tu dois en parler. Tu peux m'en parler mille fois, cent mille fois, si ça te permet d'aller mieux.

Je manque fondre en larmes. J'aimerais savoir pourquoi il est là, fort comme un roc, à me soutenir, et qu'il s'appuie à moi. Je voudrais savoir comment on a réussi à avancer ensemble ces derniers mois, mais aucune réponse ne me vient.

Je regarde l'horizon, sa courbe majestueuse et le ciel uniformément sombre, sans étoiles. Et s'il ne pouvait pas concevoir ce que j'ai été? Ce que j'ai fais? Trop tard pour reculer, les mots gonflent dans ma gorge. Mon index trouve mon tatouage.

- Je l'ai tué, Shan.

Course Contre La VieOù les histoires vivent. Découvrez maintenant