Chapitre 58 [Shannon]:

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L'anesthésie n'a pas encore fait effet quand le médecin plante son aiguille dans ma peau. Je grogne et serre mon autre poing, plutôt mal à l'aise.

En cinq heures d'attente aux urgences, j'ai eu le temps de perdre du sang et mon taux d'alcoolémie. Dieu merci, parce que les flics qui m'ont arrêtés n'ont pas été très cool.

- Ca fera une jolie cicatrice de guerre, commente Tomo.

- Ferme-la, dis-je entre mes dents.

J'étais ivre. Ivre de tout. De rage, de désespoir, de chagrin. J'avais dit à ma mère que ce n'était pas une bonne idée, que je n'étais pas prêt à entrer dans la maison de mon frère...

Je n'ai pas dépassé le salon que je me suis retrouvé dans un bar à l'autre bout de la ville, pitoyablement caché par un bonnet et des solaires.

Tomo m'a rejoint plus tard.

Et a évité mon poing de justesse. Je ne sais même plus ce qu'il a dit, je ne me rappelle pas de ce qui m'a tellement mis en colère... Mais au lieu d'aller droit dans son nez, mon poing est allé se ficher dans une vitrine.

- Dix-neuf points, monsieur. On va juste vous faire une transfusion avant de vous laisser partir.

- Je veux pas de tranfusion.

- On ne vous demande pas votre avis, vous avez perdu un cinquième de votre sang total. Un peu plus, et votre pronostic vital était engagé!

- Je n'aurais pas perdu autant de sang si on ne m'avait pas fait poireauter pendant des heures!

- Nous avions d'autres cas plus graves.

- Alors ne venez pas vous plaindre... je me casse, point final.

- Shanny, intervient Tomo.

Je lui jette un regard noir, secoue ma main bandée et amorphe, puis contemple l'état de mes vêtements avant de prendre la sortie des urgences. Les flics ont désertés les lieux. Ils nous ont collé l'amende dans la salle d'attente.

- Fais pas de bruits, dis-je à Tomo.

Il est quatre heures du matin, je suis épuisé et je tiens à peine sur mes jambes, avec ordre de me reposer pendant quarante-huit heures, le temps que mon sang se renouvelle. J'ai refusé qu'une infirmière vienne changer mes pansements, je saurai très bien le faire seul.

- SHANNON CHRISTOPHER LETO!

Je manque faire une énième crise cardiaque. Ma mère, en robe de chambre, attend de pied ferme dans la cuisine, les poings sur les hanches. Ca me rappelle fortement toutes les fois où je suis rentré à la maison après avoir été insolent en cours ou que j'avais des ennuis.

- Bon sang, mais qu'est-ce que tu as encore fait?

La vue de mon jeans et de mon t-shirt tâchés de sang suffit à la radoucir, mais je sais que je n'échapperai pas à l'engueulade sévère de ma mère.

- Et toi, Tomislav, espèce d'idiot! Tu ne pouvais pas m'appeler pour me dire qu'il était blessé?!

Tomo baisse les yeux, je retiens un rire. Je sais que ma mère ne pense pas qu'il soit idiot, mais son inquiétude passe outre. Elle nous incendie pendant vingt bonnes minutes avant de préparer une tisane bio. Je m'écroule sur mon fauteuil.

- Tu vas finir par m'enterrer, Shannon! Tu me fais trop de soucis! Quand tu n'es pas à l'autre bout du monde, tu exploses des vitrines! Qu'est-ce qui ne va pas dans ta tête?

Tout, maman. Trop de choses ne vont pas dans ma tête.

Tomo termine sa tasse et s'absente, lui aussi crevé. Il dort dans la chambre de mon frère. Je reste là, les yeux fermés, la main crispée sur ma tasse brûlante.

- S'il te plait, chéri... Arrête de boire.

La voix de ma mère est cassée. Je sais que cette journée a été éprouvante pour elle aussi, mais elle ne s'est pas précipitée dans le premier bar pour s'y saouler. Je ne veux pas la voir pleurer, pas cette nuit, pas maintenant, plus jamais.

- Je ne suis pas accro... J'arrête quand je veux. Mais dans l'immédiat, je veux juste ne pas réfléchir.

Dans ma poche, mon téléphone émet un bip. Il n'y a que Jai qui peut me contacter à cette heure-là. Rien qu'en pensant à elle, je me sens démuni, et je n'ai pas l'impression que le temps m'offre quoi que ce soit pour comprendre. J'ai découvert cette fille, ses fêlures... et entre celles-ci, son absence de coeur, ou ce qu'il en reste.

Et j'ai l'impression que ça me rend vide aussi.

- Je ne sais pas à quel point tu vas mal, reprend ma mère. Et je ne sais toujours rien de ce que tu as fait à Londres... mais s'il te plait, parle-moi! J'ai l'impression que je suis en train de perdre mon deuxième fils! Et qu'est-ce qu'il me restera, après tout ça? Qu'est-ce que je ferai quand on m'annoncera que tu as eu un accident ou je ne sais quoi?

Je ne peux même pas la regarder dans les yeux. Elle pleure, à quelques centimètres de moi. J'ai ma poitrine qui va exploser et la tête qui bat trop fort. J'ai tellement honte de la faire souffrir.

- Je suis vieille, Shannon. Et tu l'as dit toi-même à l'enterrement, on enterre ses parents mais pas ses enfants... Un, c'est déjà trop pour moi! Je ne suis pas éternelle. Je voudrais juste pouvoir t'avoir auprès de moi encore quelques années, et te voir te marier et avoir des enfants.

- Je suis désolé, dis-je, la gorge douloureuse de retenir des larmes amères.

Elle a perdu son plus jeune fils. Son premier est en train de se détruire. Et chaque jour, elle se lève à nouveau, brisée, en espérant que j'aille bien. Elle voudrait juste s'assurer que tout aille bien pour moi quand elle partira aussi.

Mais je ne suis pas prêt pour tout ça. Je ne suis pas prêt à être le dernier de ma famille, le dernier avant que mon nom ne s'éteigne avec moi.

Course Contre La VieOù les histoires vivent. Découvrez maintenant