Chapitre 26 [Shannon]:

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A aucun moment, elle ne cille. A aucun moment, elle ne bouge, la respiration courte et lourde. Et je suis peiné d'être la source de sa terreur, même si je sais que c'est quelque chose qu'elle ne contrôle pas.

Je veux qu'elle s'ouvre à moi, je veux qu'elle me fasse assez confiance pour me confier ce qui ne va pas. Je vois dans ses yeux qu'elle ne veut plus lutter... contre tout. La vie.

- Je peux te poser une question? Demandé-je. Tu dois être sincère, seule condition.

- C'est déjà ce que tu fais, mais vas-y, souffle-t-elle.

Je suis si proche de son intimité que je pense un instant lâcher le marqueur et embrasser le haut de ses cuisses, mais ce serait abuser de sa confiance... Alors non. Pas encore. Danger. Je vais devenir fou si je m'attarde comme ça.

- Tu avais quel âge à ta première tentative de...?

Je ne parviens pas à prononcer le mot. Pas depuis...

- Quatorze ans. Et tu peux dire le mot suicide, tu sais.

Je m'empare d'un marqueur bleu et dessine un papillon qui prend son envol entre deux cicatrices blanches, au-dessus de son tatouage phrase. Son corps est déjà un carnet raturé, tout a un sens chez elle, tout a une raison d'être sur son corps. Les tatouages comme les cicatrices. Et si je m'étais habitué à leur présence, il en est autrement de les toucher, de sentir la peau fine ou boursoufflée sous mes mains calleuses.

- Pourquoi?

Un soleil orange prend vie en haut de sa hanche, là où un trait noir disparait sous sa culotte. Je n'ai jamais vu ce tatouage.

- Un mélange de tout. Le burn-out. C'était avant que je ne choisisse une date.

- Raconte-moi.

Elle n'a même pas l'air de se rendre compte qu'elle me parle d'un sujet sensible, ses yeux restent rivés sur mes mains et ses mains à son t-shirt, peut-être pour se maitriser ou se sentir en sécurité malgré mon intrusion. J'en sais rien.

- J'ai pris une ceinture et je l'ai accroché à mon Velux. C'était tout ce que j'avais... j'y étais presque quand l'éduc est arrivé...

Elle grogne et saisit ma main gauche avec violence, et je me rends compte que je m'étais agrippé fermement à sa cuisse pour encaisser la nouvelle. Je n'ai pas envie d'imaginer une gamine de quatorze ans pendue dans sa petite chambre et son sauvetage à la dernière minute. Je ne veux pas imaginer les marques sur son cou, ses hurlements quand elle s'est rendue compte qu'elle était encore en vie, ses larmes de douleur, sa haine du monde.

Ce n'était qu'une gamine... une gamine sans rien, qui ne voulait pas vivre, qui est devenue une femme... qui ne veut toujours pas vivre.

Un peu plus tard, alors que Jai n'a plus parlé et qu'on soit absolument sûrs que le feutre ne décolorera pas sur les draps, je m'approche d'elle plus que sa limite ne me l'a jamais autorisé, et passe ma main sur son cou, pour sentir son pouls et sa peau chaude.

Elle est vivante. Vivante. En vie. Son coeur bat, et je suis là, à vivre des instants dont elle ne voulait pas.

- Qu'est-ce que tu fais? Demande-t-elle, tendue.

- J'essaie de savoir ce qui a poussé une gamine de quatorze ans à essayer de se tuer.

Elle soupire.

- Il n'y a rien à savoir. Il n'y avait personne pour m'écouter. J'avais trop mal. J'étais fatiguée de me battre, tout simplement.

Et ses yeux disent "tout, plutôt que d'affronter ça." Je la serre contre moi, parce que même si je suis aussi instable qu'elle, elle n'est pas seule. Elle se croit seule, mais elle n'est pas seule au monde.

Toutes les quarante secondes, une personne se suicide. En six ans, à combien de personnes Jai a-t-elle survécu? Beaucoup trop. Parce qu'en ce moment même, quelque part dans le monde, il y a un homme, ou une femme, ou un ado... qui ne s'est pas raté. Qui a décidé de tout arrêter. Tout plutôt que souffrir un jour de plus.

Parce que le temps de serrer Jai dans mes bras, trois personnes se sont données la mort.

- Tu peux me parler, tu le sais, hein? Chuchoté-je.

L'obscurité autour de nous est maintenant totale, et chuchoter me donne l'impression que je ne vais pas réveiller l'obscurité. Qu'elle restera endormie, et avec elle, toutes nos souffrances.

- On est pareils, murmure-t-elle. Pareils, mais différents. Deux mais pas deux.

- L'unité est partout, dis-je en posant mes lèvres sur son front.

Course Contre La VieOù les histoires vivent. Découvrez maintenant